Par Bernard Bocquel

La Liberté du 24 août 2016

Les métiers de journaliste et de diplomate sont en étroite parenté. Les deux, quand ils s’expriment, doivent être conscients de l’impact potentiel de leurs mots. Ainsi, si un diplomate souligne, suite à une rencontre au sommet de chefs d’État, « la grande franchise des échanges », il faut entendre que ces messieurs-dames n’ont pas mâché leurs mots.

Pour les journalistes, le nécessaire usage de phrases codées sert à condenser une situation afin que ceux qui lisent, voient ou écoutent se fassent d’emblée une idée de la nouvelle. En ces temps de terrorisme, certaines formules journalistiques se sont peu à peu imposées. « La France est sous le choc » constitue un exemple classique. Cependant la formule n’a pas le même sens quand elle s’adresse à des Français ou lorsqu’elle est reprise au Canada.

À l’intention des Français, la formule « La France est sous le choc » signifie implicitement que tout le monde hexagonal doit se sentir concerné. Et donc ceux qui ne se sentent pas choqués par ce qui vient d’arriver, s’excluent, portent atteinte à la solidarité nationale. En y mêlant l’émotion, ces raccourcis s’imposent sur les gens, enlèvent leur libre arbitre, étouffent la contradiction. En comparaison, utilisée par des journalistes canadiens, la formulecode « La France est sous le choc » signifie simplement qu’une fois de plus, il y a eu un attentat terroriste sur le sol français.

Les métiers de journaliste et de diplomate sont en étroite parenté parce qu’ils exigent de peser en tout temps le poids des mots. Là où ils doivent diverger, c’est sur la finalité de l’usage des mots. En effet, le diplomate est au service des politiques de son pays. Tandis que le journaliste est au service des gens qui habitent le pays. Aussitôt que le journaliste se fait diplomate, le voilà simple auxiliaire de la propagande nationale.

Le propos ici n’est pas de condamner en soi ce glissement. Car lorsque le pays est sous la menace, ou carrément en guerre, le mélange des genres, aussi regrettable, voire condamnable qu’il soit, devient presque toujours inévitable. Peu de journalistes sont prêts, au nom d’une volonté de garder un recul sur les évènements, à se faire taxer d’antipatriotisme.

Par contre, la confusion des genres devient beaucoup plus discutable lorsque les évènements couverts ne comportent aucun enjeu de sécurité nationale. Et dans le cas des Jeux olympiques, cette confusion devrait être inadmissible, au nom même de l’esprit sportif, supposé par essence pouvoir transcender les nationalismes. Or les journalistes canadiens, pour ne mentionner qu’eux et elles, se sont permis de suspendre leur sens critique.

Avec enthousiasme pour la plupart, ils ont doublement renoncé aux règles élémentaires du métier en se faisant à la fois les auxiliaires du Système olympique et de la propagande nationale de leur pays. Trop se sont contentés de comptabiliser des médailles d’or, d’argent et de bronze. Le tout sur l’air de « Le Canada célèbre une nouvelle médaille! » Comme si le pays était censé vibrer d’un océan à l’autre à l’unisson des exploits ou échecs d’athlètes, acteurs volontaires d’un immense spectacle planétaire.

L’esprit sportif du « l’essentiel c’est de participer » désiré par le fondateur des J.O. modernes a été malmené à Rio. Avant de franchir la barre des 2 mètres 38, l’Ontarien Derek Drouin avait tourné autour de ses compétiteurs dans le but avoué de les intimider. Les journalistes de Radio-Canada, le diffuseur public qui a payé cher pour obtenir les droits de retransmission des J.O., n’y ont vu qu’un bon coup du futur médaillé d’or. L’essentiel à Rio, ce n’était pas de participer, c’était de générer de l’audience, de donner un formidable spectacle génial plein de suspense féérique incroyable, idéalement conclu sur la plus haute marche du podium.

Journaliste et diplomate sont des métiers de l’analyse et du verbe. Au nom de la retenue qui leur incombe, il est dans l’intérêt de tous qu’ils restent en parenté. Un journaliste ou un diplomate qui perd le sens de la mesure blesse la dignité, la noblesse de sa fonction. Dans le cas de trop de journalistes, Rio en a administré une nouvelle fois la preuve.