Entretien avec la Dre Laëtitia Kermarrec, docteure en neurogastroentérologie et neuroimmunologie, pour nous aider à décortiquer les effets neurologiques de la technologie dans l’enfance.
Lorsqu’un journaliste du New York Times lui a demandé si ses enfants aimaient l’iPad nouvellement dévoilé fin 2010, Steve Jobs, alors PDG d’Apple, a répondu de manière frappante : « Ils ne l’ont pas utilisé. Nous limitons la quantité de technologie que nos enfants utilisent à la maison ».
Le même journaliste cite de nombreux parents qui travaillent dans le monde de la technologie, du fondateur de Microsoft Bill Gates à l’ancienne PDG de YouTube Susan Wojcicki, en passant par le CEO de Google Sundar Pichai, et dont les règles parentales concernant l’utilisation des écrans sont très strictes.
Nombre d’entre eux restreignent l’utilisation des écrans pendant la semaine, imposent des limites de temps strictes ou mettent en place des règles comme l’interdiction des écrans dans la chambre à coucher.
Selon Chris Anderson, ancien journaliste et PDG dans le secteur technologique, le raisonnement derrière ces règles est simple : « Nous avons vu de nos propres yeux les dangers de la technologie. Je l’ai constaté moi-même, je ne veux pas que cela arrive à mes enfants. »
Les professionnels en BigTech savent mieux que quiconque que leurs produits technologiques ont été conçus pour créer une dépendance et qu’il est difficile de les utiliser avec modération.
Que se passe-t-il donc lorsque le cerveau en développement des enfants est exposé à des outils technologiques?
Nous avons demandé à Laëtitia Kermarrec, docteure en neurogastroentérologie et en neuroimmunologie, de nous en dire plus sur la manière dont les écrans affectent chaque stade de la formation du cerveau.
« L’écran, c’est plutôt une stimulation appauvrissante parce qu’il n’y a pas de vraies interactions, il n’y a pas de résolution de problème. Et pourtant même si c’est appauvrissant, c’est quand même surchargé d’informations. » Laëtitia Kermarrec.
Développement précoce du cerveau
« Entre 0 et 5 ans, le cerveau est extrêmement plastique, dit-elle. C’est à ce moment-là qu’il va créer et renforcer des connexions neuronales suivant les stimulations qu’il va recevoir. C’est pour ça qu’il faut justement cet environnement riche, varié, interactif. Les écrans, ça va être plutôt une stimulation visuelle et auditive, donc on oublie un peu les autres sens. »
C’est pourquoi les jouets pour enfants sont souvent colorés, tactiles ou sonores. Ils sont conçus pour permettre à l’enfant d’explorer tous ses sens afin de mieux le préparer à interagir avec eux lorsqu’il grandira.
En interagissant avec les objets, en les ramassant et en les lançant, ou même en les mettant dans sa bouche pour explorer ce qui se passe, l’enfant développe sa connaissance des sens.
Les écrans, surtout lorsqu’il s’agit de contenus vidéo passifs et souvent rapides, offrent le contraire de cette exploration sensorielle car ils ne stimulent que les sens de la vision et de l’ouïe.
« L’écran, c’est plutôt une stimulation appauvrissante parce qu’il n’y a pas de vraies interactions, il n’y a pas de résolution de problème. Et pourtant même si c’est appauvrissant, c’est quand même surchargé d’informations. »
Ce manque d’apprentissage sensoriel perturbe le développement de plusieurs zones du cerveau, notamment l’attention, les aptitudes sociales, le langage, la motricité fine et la régulation émotionnelle.
En fait, des études ont montré que les bébés qui passaient plus de temps devant un écran étaient plus susceptibles de présenter des « retards de développement dans la communication et la résolution de problèmes » ainsi que dans la motricité fine et les aptitudes personnelles et sociales plus tard dans leur enfance.
D’autres experts mettent en garde contre le phénomène de la « technoférence », un néologisme pour résumer le concept d’interférence de la technologie avec le parentage.
Une étude australienne a noté que les parents qui passaient plus de temps sur leurs appareils passaient moins de temps à parler à leurs enfants, ce qui les amenait à parler moins et entravait le développement du langage.
Dre Kermarrec reconnaît que le simple fait que les enfants regardent une vidéo sur un écran au lieu d’interagir avec un dialogue peut affecter le développement des voies du langage dans le cerveau.
En plus de constituer un obstacle au développement de la conscience émotionnelle : « Si on regarde une vidéo, certes, on voit des émotions sur le personnage qui parle à l’écran. Mais il n’y aura pas de réaction par rapport à ses propres émotions. Tout ce qui est interprétation du langage corporel, lire les émotions, adopter de l’empathie, tout ça sera aussi altéré. »
Mais dans les cas les plus extrêmes, lorsque les enfants sont sur des écrans plusieurs heures par jour, les effets sur leur développement peuvent avoir des conséquences plus graves. Certains enfants entrent maintenant à l’école sans avoir la force de préhension ou la motricité nécessaires pour tenir un crayon, ou sans avoir la force abdominale pour se tenir droits lorsqu’ils s’assoient.
« Les enfants ont besoin d’occasions de courir, de jouer, de grimper et d’explorer, explique Kathryn Peckham, spécialiste de l’éducation préscolaire, dans une chronique pour The Guardian.
« Chaque muscle et chaque articulation doivent être utilisés pour développer l’équilibre et la posture. Cela permet d’établir des liens profonds entre le cerveau et le corps, nécessaires à la coordination et à la perception de l’espace. »
Le cerveau demeure plastique à l’âge adulte. Il l’est plus étant enfant, mais il peut encore s’adapter. » Laëtitia Kermarrec.
Effets en enfance et en adolescence
Bien que les parties critiques du développement du cerveau se produisent pendant la petite enfance, les écrans peuvent encore affecter la façon dont les voies neuronales se forment chez les enfants d’âge scolaire, entraînant des conséquences à long terme sur la façon dont ils se comporteront et interagiront avec le monde à l’âge adulte.
Lorsque les enfants entrent dans le système scolaire pour la première fois, ils sont à peu près à l’âge où le renforcement, le raisonnement logique, la mémoire et la régulation émotionnelle deviennent les projets principaux du cerveau.
Les écrans sont donc perturbateurs de plusieurs manières.
Tout d’abord, ils peuvent entraîner le cerveau à réduire sa capacité d’attention. Les mécanismes d’interruption qui permettent un roulement de notifications au cours de la journée, ainsi que la nature éphémère des contenus regardés par les enfants, qui ont tendance à être courts, rapides et faciles à faire défiler pour passer au prochain contenu excitant, renforcent les voies du cerveau qui lui disent de s’adapter à être facilement distrait.
Cela le rend moins apte à se concentrer en profondeur et l’empêche de rester concentré sur une chose pendant longtemps.
Non seulement est-ce nuisible pour les enfants qui entrent à l’école et doivent donc être attentifs en classe et faire leurs devoirs, mais ces systèmes entravent aussi le bon développement de la mémoire.
On sait que plus on consacre d’efforts et de temps aux activités que l’on fait, plus elles ont de chances de s’inscrire dans notre mémoire. C’est en partie pour cette raison que prendre des notes sur papier permet de mieux s’en souvenir que de les taper à l’ordinateur.
Si l’on considère qu’un élève a entraîné son cerveau à interagir avec des contenus rapides et qu’il est donc incapable de s’intéresser au contenu de la classe, il est probable qu’il obtiendra de moins bons résultats à l’école et que l’enseignement qu’il recevra aura moins de chances d’être efficace.
Les enfants et les adolescents sont également en train d’apprendre à gérer et à réguler leurs émotions, et les écrans peuvent poser obstacle à ce processus de plusieurs manières. D’abord, la technologie peut être utilisée de manière à sur-stimuler le cerveau, par exemple en regardant des vidéos de courte durée ou en jouant à des jeux vidéo pleins d’action.
Cette sur-stimulation offre une distraction au cerveau plutôt qu’une véritable occasion de se reposer et de traiter les émotions ou les pensées, ce qui empêche les jeunes d’apprendre à rester avec et gérer leurs émotions désagréables comme la tristesse, le stress, l’ennui et la frustration, tout en provoquant une accumulation de leurs émotions négatives existantes. Sans les compétences nécessaires pour se défaire naturellement de ces sentiments, il devient encore plus difficile de les gérer et l’enfant est plus susceptible de se tourner à nouveau vers les écrans pour faire face à la situation.
En outre, les écrans remplacent de plus en plus les interactions sociales en personne. Avec moins de contacts avec leurs pairs pour leur apprendre quelles sont les réactions émotionnelles socialement acceptables, et sans dialogue avec leurs parents et leur communauté sur la manière de gérer leurs émotions, les enfants se retrouvent sans repères pour évaluer la manière dont ils peuvent gérer les sentiments qui surgissent.
Pire encore, s’ils sont initiés aux médias sociaux à cette époque, ils risquent d’apprendre à gérer leurs émotions à partir de sources peu fiables ou trompeuses. Avec des capacités de réflexion critique encore faibles, une faible aptitude à mener un dialogue constructif dans les espaces en ligne, et face à des algorithmes complexes conçus pour promouvoir les con- tenus controversés et dérangeants, les jeunes sont donc très à risque de troubles émotionnels.
Selon la Dre Laëtitia Kermarrec, l’une des zones les plus importantes du cerveau dont le développement est affecté par les écrans est le cortex préfrontal, en partie parce que c’est l’une des dernières parties du cerveau à se développer complètement. C’est la zone qui est chargée du contrôle, de la planification et, dans une certaine mesure, de la régulation des émotions.
Les écrans perturbent le fonctionnement du système de récompense du cerveau en favorisant la gratification instantanée au détriment de la gratification différée. Cela crée de la frustration lorsque les enfants et les adolescents essaient de s’engager dans des projets plus longs, comme la lecture d’un livre ou la pratique d’un loisir. Ces activités apprennent au cerveau à apprécier la planification et les réalisations à long terme, tout en ayant des effets secondaires positifs sur le développement du cerveau, comme le développement de la créativité, de la patience et de l’empathie.
« À terme, ça peut vraiment gêner tout ce qui est apprentissage, dit Dre Kermarrec. S’il n’y a pas ces stimulations immédiates et qu’il faut faire des efforts dans l’apprentissage, l’enfant ne le fera pas forcément. Ça va le freiner là-dedans et générer des frustrations aussi, ce qui affecte le côté émotionnel. »
Des effets réversibles
Pour les parents comme pour les jeunes, la perspective que les écrans aient des effets aussi négatifs sur le cerveau peut être alarmante. Mais ces effets sont-ils totalement permanents? Laëtitia Kermarrec répond que non, à quelques exceptions près.
Lorsqu’il s’agit d’une utilisation intensive des écrans entre 0 et 3 ans qui a entraîné des retards de développement importants au niveau des capacités cognitives, du langage ou de la motricité fine, il est possible que les dommages soient très difficiles, voire impossibles à inverser. À tout le moins, des conséquences à vie peuvent subsister, même avec un encadrement physique et psychologique rigoureux.
Il en va de même pour certains retards liés aux émotions, comme pour les troubles du déficit de l’attention avec/sans hyperactivité (TDAH), qui se prolongeront à l’âge adulte.
Mais en ce qui concerne certains effets moins fondamentaux des écrans sur le développement du cerveau, il y a lieu d’être optimiste.
« Ça dépend vraiment de quoi on parle et du type d’exposition qu’on a eue, explique-t-elle. Il y a des parties qui vont être réversibles, comme certains troubles émotifs, de la mémoire, de la concentration. »
« Il ne faut pas oublier que le cerveau demeure plastique à l’âge adulte. Il l’est plus étant enfant, mais il peut encore s’adapter. Il faudra certainement faire plus d’efforts, parce qu’on n’y a pas été habitués, mais on peut le ‘reformater’ avec des activités qui demandent plus de patience et de concentration, comme la lecture. »
Elle précise également qu’il a été démontré que l’activité physique crée plus de connexions neuronales, ce qui signifie qu’elle contribue à remodeler le cerveau.
L’activité physique libère aussi des substances chimiques qui nous rendent plus heureux, ce qui peut s’avérer utile lorsque l’on tente de modifier des comportements bien établis, surtout lorsqu’il s’agit de réapprendre à l’âge adulte des compétences adéquates en matière de régulation émotionnelle.
Cela dit, la plasticité du cerveau à l’âge adulte signifie que les adultes restent vulnérables aux changements cérébraux dus à la technologie. Même pour les personnes dont le cortex préfrontal est complètement développé, de nouvelles voies neuronales peuvent s’adapter à un mode de vie dans lequel le multitâche et les distractions fréquentes sont monnaie courante. Sans parler des conséquences réelles sur l’humeur et l’estime de soi que les algorithmes complexes des médias sociaux peuvent avoir sur l’image de soi.
« Il faut vraiment voir la technologie comme un outil d’accompagnement, souligne Dre Laëtitia Kermarrec. Les ordinateurs, les applications, les réseaux sociaux, c’est bien utile et il y a plein de bons côtés, mais il ne faut pas les voir comme remplacement à des interactions humaines. »