Depuis les années 2000, l’ennui est à la hausse – une tendance surprenante, étant donné que l’ennui est si souvent cité comme une raison pour laquelle nous nous tournons vers nos appareils technologiques. Nos appareils, ces sources constantes de stimulation et de distraction, nous ennuient-ils davantage?

La Liberté a donc demandé à John Eastwood, psychologue clinicien, professeur associé et co-président du département de psychologie de l’Université de York, de donner un sens à ce paradoxe.

Qu’est-ce que c’est, l’ennui?

La réponse est que l’ennui se définit autant par ses effets phénoménologiques – ce que nous ressentons lorsque l’on s’ennuie – que par ce qui se passe lorsqu’on éprouve ce sentiment.

Le sentiment d’ennui se caractérise donc par un « fort désir d’être engagé dans une activité », mais une incapacité à satisfaire ce désir.

« Lorsqu’on s’ennuie,  explique John Eastwood, notre capacité cognitive est sous-utilisée, on est désengagé sur le plan cognitif. »

Cela peut se traduire par un sentiment de léthargie ou de manque d’énergie, ou encore par un sentiment d’irritation, d’agitation, d’impatience et d’incapacité à se concentrer.

Il n’est pas nécessairement lié au fait de faire quelque chose : on peut s’ennuyer en faisant le ménage même si l’on est en train de faire une activité. C’est plutôt le manque d’engagement complet de l’esprit pendant l’activité qui peut être à l’origine du sentiment d’ennui.

Le message de l’ennui

Comme toutes les sensa- tions et tous les sentiments que nous éprouvons, l’ennui nous adresse un certain message. John Eastwood explique que, par exemple, le message de la douleur lorsque nous nous cassons un os est que quelque chose est peut-être blessé ou que notre corps a besoin d’être réparé.

Le message de la peur est que nous sommes peut-être vulnérables à quelque chose dans notre environnement et que nous devons nous mettre à l’abri.

L’ennui nous pousse à devenir plus « agentique », emprunté du mot anglais « agency » : cela signifie avoir de l’autodétermination, agir avec autonomie et intention.

Être agentique, c’est avoir la capacité d’imaginer un avenir désiré, d’identifier les moyens d’y parvenir et de mettre en œuvre ce plan.

« L’ennui nous dit : ‘Tu n’es pas agentique en ce moment. Détermine qui tu es, ce qui compte pour toi, quelles sont tes valeurs, puis retourne dans le monde en te basant sur cette réflexion et cette compréhension de toi.’ »

Ce message est un comportement adaptatif important que nous avons développé. Ne pas utiliser nos capacités cérébrales, ou sous-utiliser nos capacités cognitives, entraîne une stagnation en tant qu’individus.

Ce sentiment d’inconfort nous pousse à agir pour nous réengager dans le monde.

C’est un sentiment qui peut servir de moteur. Ce fût le cas pour le guitariste légendaire Jimi Hendrix. Animé par l’ennui, il révolutionnera la façon de jouer de la guitare.

Susceptible à l’ennui

D’un individu à l’autre, le rapport à l’ennui varie. Certains y sont plus ou moins susceptibles et John Eastwood distingue plusieurs facteurs et profils types.

Les personnes naturellement moins attentives, souffrant de TDAH ou ayant reçu une blessure traumatique au cerveau sont plus susceptibles de s’ennuyer, car il leur faudra plus d’efforts pour se concentrer sur une activité et s’y engager.

Un autre facteur est la conscience émotionnelle. « Les personnes capables de faire une pause, de regarder à l’intérieur d’elles-mêmes et d’identifier ce qu’elles ressentent sont moins susceptibles de s’ennuyer. »

« Les émotions sont comme des points de repère qui nous orientent dans la vie. Une bonne maîtrise de nos émotions nous permet d’identifier les choses dans le monde que nous voulons poursuivre et avec lesquelles nous voulons nous engager. »

À l’inverse, si l’on ne sait pas ce que l’on ressent, il est plus difficile de déterminer quoi faire pour se sentir engagé.

Finalement notre rapport à l’ennui est aussi défini par notre philosophie de vie.

Ceux qui sont constamment à la recherche de la prochaine sensation forte ne seront jamais satisfaits. Tandis que ceux qui essaient de trop se protéger des expériences négatives constateront inévitablement qu’ils n’ont rien à se mettre sous la dent.

Il convient donc de trouver le juste milieu.

S’enfuir de l’ennui

On a donc établi que le message de l’ennui nous invite à ralentir et à nous reconnecter. Que se passe-t-il si on essaie de l’ignorer?

Pour beaucoup d’entre nous, l’ennui est inconfortable parce qu’il nous pousse à nous remettre en question. Mais en ignorant le message qu’il envoie, non seulement nous n’apprenons pas à nous sentir plus épanouis dans notre vie, mais les signaux d’alarme reviennent plus fort par la suite, dans l’espoir d’être entendus.

La même chose se produit pour tout sentiment négatif qu’on essaie d’éviter. Réprimer le chagrin ou le stress conduit généralement à ce que ces émotions écrasantes deviennent encore plus insupportables par la suite.
On se tourne donc vers nos écrans pour atténuer le sentiment d’ennui que l’on ressent.

Mais est-ce une méthode efficace?

Pas vraiment. Dans une étude, les chercheurs Katy Y. Y. Tam et Michael Inzlicht ont cherché à savoir si les gens changeaient de contenu sur leurs appareils parce qu’ils s’ennuyaient, ou s’il s’agissait en fait de l’effet inverse.

« Les participants s’ennuyaient davantage lorsqu’ils passaient d’une vidéo à l’autre, lorsqu’ils sautaient en avant ou en arrière dans une vidéo, et lorsqu’ils passaient rapidement à un autre contenu sur YouTube. »

Paradoxalement, le changement rapide de contenu nous fait nous ennuyer davantage sur le moment, et fait en sorte qu’il soit plus probable que nous nous ennuyions davantage par la suite.

« Les gens pensent que le sens de la causalité est inverse », explique John Eastwood.

« Si quelque chose m’intéresse, je lui accorde toute mon attention. Mais notre intérêt dépend de l’attention que nous lui portons. »

Attention versus intention

Par conséquent, nous pensons à tort qu’une stimulation accrue est synonyme de réduction de l’ennui. Mais la solution réside dans l’intention.

La façon dont on consomme actuellement la technologie nous empêche d’être profondément attentifs et favorise une distraction constante qui, à long terme, nous empêche d’être intentionnels et délibérés.

La stimulation constante des écrans empêche aussi notre cerveau de traiter nos propres émotions, ce qui nous empêche de savoir comment rediriger notre ennui vers des voies plus productives ou créatives.

Le sociologue Georg Simmel, dans son essai de 1903 intitulé La métropole et la vie mentale, compare la stimulation constante de la technologie au fait d’être emporté par une rivière.

« La vie est rendue infiniment facile pour la personnalité dans la mesure où des stimulations, des intérêts, des utilisations du temps et de la conscience lui sont offerts de tous côtés. Ils portent la personne comme dans un ruisseau, et on nécessite à peine de nager pour soi-même ».

John Eastwood, reprend cette analogie : « lorsqu’ il n’y a pas de courant pour nous tirer, on va inévitablement flotter et se noyer.

« En contrôlant constamment notre attention, nous atrophions notre capacité d’intention. »

Réapprendre à nager

Les études indiquent que la première étape consiste à affronter sa peur de l’ennui. Changer sa relation aux sentiments négatifs, incluant l’ennui, pour adopter une attitude plus réceptive et amicale à leur égard pourrait être la solution à l’ennui persistant à long terme.

Il faut apprendre à vivre l’ennui et les sentiments désagréables que nous essayons de fuir

« Il s’agit de favoriser la capacité de réflexion interne constructive », explique John Eastwood, en référence à un terme inventé par la neuroscientifique Mary Helen Immordino-Yang.

Donc, il est possible de briser le cercle vicieux de l’ennui. Mais cela passe par un travail sur soi.
Notre utilisation des écrans doit être réfléchie et contrôlée. Mais surtout, il est important de s’engager pleinement et avec intention, dans chacun de nos moments de vie.