Entrevue réalisée par Bernard BOCQUEL, publiée dans notre journal du 4 au 10 décembre 2019.
L’éducation a toujours été le pilier central de l’aventure du Manitoba français. Si bien que les enseignants d’exception, ceux qui ont réussi à marquer des générations d’élèves en leur faisant prendre conscience de la formidable chance de devenir des bilingues fonctionnels, restent longtemps entourés d’une aura de reconnaissance.
Lefco Doche, à la retraite depuis une douzaine d’années après une carrière de 30 ans à l’école Lacerte, fait partie de ces figures dont le sens de l’engagement a laissé un souvenir indélébile.
Un accomplissement à la hauteur de cette personnalité remarquable, venue au monde en Grèce en 1941 dans un milieu modeste alors que son pays subissait les tourments de la Seconde Guerre mondiale.
Tout au long de sa vie, l’immigrante arrivée à Montréal en 1966 a su saisir les opportunités qui se présentaient à elle.
Si Lefco Doche attribue beaucoup au hasard, il est en tout cas certain qu’elle aura fait sa chance, poussée par une inflexible détermination, celle qui lui a valu le respect de ses élèves.
Commençons par une anecdote qui vous est chère et qui en dit long sur les avantages du hasard quand on sait le prendre en main…
Ma grande amitié avec le journal La Liberté a pris naissance dans la salle d’attente du docteur Bourgeois, en mai 1975. J’avais amené ma fille Christina, toute petite, pour sa première visite chez le dentiste. Sur la table de la salle d’attente, il y avait un journal, au nom que j’adore : La Liberté.
Curieuse, je l’ai pris, je l’ai feuilleté. Et sur l’avant-dernière page, je tombe sur une annonce de demande d’un enseignant de la 6e année pour la nouvelle école française, l’école Guyot. J’ai mis discrètement le journal dans mon sac. Rentrée chez moi, j’ai rédigé une lettre de candidature écrite à la main. J’ai été embauchée pour la 7e année, ce qui me convenait. C’est ainsi que ma carrière d’enseignante dans le système franco-manitobain a démarré.
À quoi faut-il attribuer le fait qu’une immigrante d’origine grecque laisse une marque si profonde dans le monde de l’éducation en français au Manitoba?
Plusieurs facteurs ont joué. Il y a eu avant tout l’éducation très classique que j’ai reçue en fréquentant l’école à Athènes, centrée sur l’ histoire millénaire de la Grèce et une littérature riche de différents niveaux de langue, justement à cause de sa longue histoire.
Cette éducation nous avait rendus extrêmement fiers d’être grecs et d’avoir cet héritage incroyable que les Anciens nous avaient laissé. Riche de cette expérience, je ne me suis jamais sentie minoritaire nulle part, ayant vécu depuis l’âge de 21 ans en dehors de mon pays, d’abord en Suisse et ensuite au Canada.
Ça forge un caractère quand on grandit en ayant comme héros Alexandre le Grand et que le mythe du noeud gordien devient votre philosophie de vie, c’est-à-dire que devant un problème on tranche et on avance sans jamais reculer.
Je viens d’un milieu familial extrêmement sévère : une fille au milieu de deux frères plus âgés de 17 et de 13 ans et un père pas très content de l’arrivée d’une fille en pleine Seconde Guerre mondiale dans un village du Nord de la Grèce, la région Ipiros, détruit par le conflit armé, puis la guerre civile qui a suivi, plus dévastatrice encore. Mes premiers souvenirs sont l’angoisse de ma mère.
Car mon frère aîné, mobilisé, est resté dans l’armée cinq ans. Sans oublier l’exode du village et la vie comme réfugiée dans des baraques à Ioannina, la capitale de Ipiros.
L’arrivée de toute la famille à Athènes ensuite, où mon père avait trouvé du travail et le hasard que ce travail était situé dans un nouveau quartier de gens riches, donc pourvu d’une très bonne école élémentaire et secondaire. Ce milieu m’a permis de sortir de la mentalité paysanne de ma famille : Tu es une fille, tu ne peux pas faire ceci ou cela, qu’est-ce que les autres vont dire, une fille n’a pas besoin d’étudier, etc.
Si je suis allée au secondaire après mon certificat, c’est grâce à l’intervention de mon frère aîné, intelligent et très bon à l’école, mais qui n’a pas pu continuer ses études à cause de la guerre. Ma mère voulait que je devienne couturière. C’était un bon métier pour les paysans.
Mon père a accepté que je m’ inscrive au secondaire, mais quand j’ai voulu continuer à l’université – et Dieu sait que j’étais une bonne candidate – il m’a conseillé de devenir vendeuse dans un grand magasin au centre d’Athènes.
Le milieu familial forge aussi le caractère. L’écart était énorme entre mes parents, âgés et de mentalité paysanne, et moi, la gamine très athénienne.
Et surtout désireuse d’étudier…
J’ai été une bonne élève à l’école. Avec ma très bonne mémoire dans un système surtout axé sur le par coeur, j’étais très avantagée.
Rapide à comprendre et à me rappeler, j’étais devenue le chouchou de mes enseignants, qui favorisaient de façon honteuse les bons élèves.
La performance académique à l’école forme le caractère et l’image de soi. C’est pour cette raison, que j’ai comprise plus tard avec mes cours en pédagogie, que j ’ai essayé de donner du succès à mes élèves en organisant plusieurs activités parascolaires avec eux.
Car je ne pouvais pas toujours les valoriser en enseignant le français ou les maths. Les activités très variées en classe pour rejoindre tous mes élèves, surtout par le théâtre, une de mes passions, ont aidé aussi. Le succès à l’école est la meilleure drogue. Mon appétit de lecture m’a aussi servi.
Recluse car j’étais une fille, ma seule distraction était la lecture. Je lisais beaucoup et n’importe quoi : journal quotidien, revues hebdomadaires mièvres et très centrées sur la femme à la maison, mais surtout romans de tous les genres nouveaux, poèmes et pièces de théâtre. Ces lectures venaient d’un vaste répertoire, toujours grâce à l’histoire millénaire de mon pays. Mon riche vocabulaire, j ai pu le transférer facilement au français par la suite.
Dans votre parcours de vie, on dirait que le hasard n’a pas manqué de générosité…
Disons que j’ai eu la chance de bonnes rencontres.
J’avais huit ans quand l’alliance française, qui faisait du recrutement en donnant des bourses au meilleur élève de la classe, est venue dans mon école. J’ai été choisie par mon enseignante. J’ai adoré apprendre cette nouvelle langue. Comme première de la classe ex æquo, j’ai reçu comme prix de fin d’année un magnifique livre, Le Chat botté.
Deux heures par jour, six jours par semaine pendant neuf ans. Voilà comment on apprend une langue seconde. L ’apprentissage d’une nouvelle langue forme aussi le caractère. Car en plus de la langue on apprend à aimer la culture. Et je suis une inconditionnelle amoureuse de la littérature, de la poésie et de l’histoire françaises.
C’est encore la chance – ou le hasard – qui m’a permis de quitter l’ambiance étouffante de la maison.
Une bourse des gouvernements grec et suisse m’a permis de faire des études hôtelières en Suisse. Trois années d’une grande liberté et la possibilité d’acquérir des habitudes de travail extraordinaires pendant les stages dans les hôtels. Une rigueur qui m’a suivie dans ma carrière d’enseignante, puisque ma carrière dans l’hôtellerie a été de courte durée.
Mes cinq années en Suisse ont aussi participé à forger mon caractère : j’ai développé une grande résistance au travail.
Comment êtes-vous passée de la Suisse au Canada?
Qui prend mari prend pays. J’ai déménagé avec le père de mes enfants à Montréal, aveuglée par l’amour et convaincue que mon avenir était dans ce grand pays.
Mais la déception et la désillusion ont été au rendez-vous : le travail dans les grands hôtels comme le Reine Elisabeth ou le Château Champlain ne me convenait guère. L ’ambiance était loin des petits hôtels de famille qui nous ont formés en Suisse. Heureusement, le hasard s’est encore manifesté. Cette fois sous la forme d’une annonce dans un journal qui proposait des cours de pédagogie à l’école normale Jacques Cartier.
J’ai alors complètement changé d’orientation. Une année complète, un certificat, le brevet A et ensuite un poste en 5e année dans une école de la Commission des écoles catholiques de Montréal. Il y avait deux cents finissants et la commission en a engagé quarante.
Mon premier poste a été dans une école située dans un quartier pauvre, avec une directrice extraordinaire et une équipe d’ infirmières, d’assistantes sociales et d’orthopédagogues pour aider nos élèves issus d’un milieu défavorisé et de parents assistés sociaux.
La commission scolaire nous obligeait à rester une fois par semaine après l’école pour du développement professionnel.
C’est simple : mes deux années dans cette école équivalaient à un deuxième diplôme en pédagogie.
L’extrême pauvreté du quartier, le système d’aide que la commission offrait, ont une fois de plus contribué à développer mon caractère : nous étions là pour aider les élèves à avancer dans le système et le développement professionnel était le meilleur moyen.
Un solide tremplin pour votre parcours manitobain…
Pour enfin arriver à Winnipeg, il a fallu un autre coup de pouce du hasard.
Mon mari, qui avait beaucoup de problèmes à son travail, n’a pas su s’adapter et se recycler comme moi. Il m’a convaincue une autre fois que notre avenir était dans les hôtels.
Un emploi dans une grande chaîne américaine s’ouvrait à Winnipeg. Toujours amoureuse, j’ai démissionné de mon poste à la Commission des écoles catholiques, j’ai pris mon bébé et me voilà installée à Winnipeg. Ont suivi des moments de répit et d’espoir, une deuxième fille.
En tout trois ans jouer à à la maman au foyer jusqu’à ma visite chez le dentiste et ma rencontre avec l’annonce parue dans La Liberté.
Par le nombre d’ initiatives pour stimuler l’intérêt de vos élèves à Lacerte, il n’est pas exagéré de dire que votre classe a été pendant une trentaine d’années un véritable laboratoire…
C’est vrai que ma classe était transformée en un laboratoire où j’essayais différentes méthodes, projets d’écriture, nouveaux programmes.
J’ai une immense dette et reconnaissance à l’endroit de mon ami François Lentz, alors coordonnateur de français au Bureau de l’éducation française. Le BEF manitobanisait les programmes de français langue première venus du Québec et il avait besoin d’enseignants pour y arriver.
J’ai fait partie de ces comités pendant plusieurs années. Au nom d’une logique simple : tant qu’a être obligée d’appliquer un nouveau programme que je ne connaissais pas, le mieux encore était de faire partie du comité qui le préparait pour le roder ensuite dans ma classe. J’ai essayé dans ma classe toute nouveauté susceptible d’avoir du succès auprès des élèves. Ces participations au comité du BEF m’ont permis de produire moi-même les activités en classe dans la veine du programme.
J’ai ainsi acquis une facilité à préparer une activité pédagogique avec n’importe quel article du journal, un poème de Victor Hugo, une fable de La Fontaine, une chanson, une nouvelle, un extrait d’une pièce de théâtre, un évènement de l’actualité, les Jeux Olympiques, les élections. Je pourrais affirmer sans fausse modestie que je n’ai utilisé en classe que des activités de mon cru.
Il devenait très difficile pour moi d’enseigner avec l’activité de quelqu’un d’autre. Mais dans cette créativité que l’ implantation des nouveaux programmes exigeait de nous, je restais néanmoins très conservatrice quant à l’enseignement de la grammaire : mes élèves conjuguaient des verbes (vive ma feuille de verbes!), avaient des dictées (vive le BLED!), écrivaient des rédactions (vive les corrections!), faisaient des résumées de lecture (encore des corrections!).
Bref, si mes élèves travaillaient fort en classe, ils avaient cependant la satisfaction d’apprendre et de s’améliorer. Les profs de Louis-riel en 9e année savaient tout de suite qui venait de Lacerte. Ces jeunes étaient plus avancés en français.
Ce sont d’ailleurs eux qui l’affirmaient. L’expression utilisée par les élèves eux-mêmes, c’était parce qu’ ils avaient été dochés. Tout cela paraît si prétentieux, mais c’était vrai. Et c’est ainsi que petit à petit ma réputation s’est établie.
Outre votre collaboration avec François Lentz, sans doute pouvez-vous rendre hommage à d’autres personnes…
Parmi mes collègues, je pense surtout au regretté Gerry Arnaud et à mon ami, mon frère Denis Beaudette, ainsi qu’à Monique Fisette, qui m’avait confié toute la programmation et l’animation culturelle, et au regretté Victor Perrin, mon dernier directeur avant la retraite, qui m’a fait connaître l’intelligence émotionnelle.
J’ai aussi eu la chance d’avoir auparavant comme directeur un pédagogue hors pair. Georges Druwé avait trouvé l’argent pour abonner toute une classe de trente élèves à la revue mensuelle québécoise Vidéo-Presse, une source incroyable de sujets pour toucher et intéresser les jeunes ados et leur faire aimer le français et la lecture. Cet abonnement a duré plusieurs années et s’est propagé à d’autres écoles françaises du Manitoba.
Certainement pas par hasard…
Les responsables de Vidéo-Presse, voyant toute une classe abonnée à leur revue, ont envoyé un représentant venir vérifier ce que je faisais en classe avec leurs articles, avec leur cher bébé.
Ils ont été impressionnés et ils m’ont invitée à participer à un congrès de l’association canadienne des écoles du primaire pour donner un atelier aux enseignants québécois sur la manière dont j’utilisais Vidéo-presse dans ma classe de français.
J’ai été terrorisée. Moi, la petite enseignante avec mon accent, parfois lourd quand j ’étais fatiguée, aller aux Québec et dire aux enseignants québécois comment enseigner. Je tremblais de trac!
Il y avait 75 participants inscrits à ce premier atelier et ma peur était énorme. Je leur ai montré comment tout dans le Vidéo-presse devenait utilisable pour les quatre sections du programme de français : compréhension orale et écrite, production orale et écrite. Des exemples écrits à la main étaient offerts à tous les participants, une valise entière en photocopies.
À la fin de mon premier atelier, une dame plus âgée, très élégante, un de ces profs hors pair, est venue me féliciter en me disant : Vous madame, vous avez le feu sacré!
Et vous étiez alors plus que jamais sur votre lancée…
Après le succès de cet atelier, ma carrière a en effet pris une nouvelle orientation.
Sous la direction du BEF, le résultat de cet atelier a été un cahier pédagogique rédigé par un ensemble d’enseignants en plus de moi-même, et envoyé aux écoles abonnées à la revue.
J’avais une nouvelle confiance que ce que je faisais en classe était valable, conforme au programme, et que je faisais bien de le partager aux autres enseignants, comme on partage volontiers une recette facile à appliquer.
En imitant Vidéo-presse, des élèves de Lacerte ont publié deux fois par année La Gazette de Lacerte, dans laquelle ils rédigeaient des articles, une critique d’un livre, d’un film, des mots croisés avec le vocabulaire enseigné en classe, une caricature, un poème, une réponse à un courrier de coeur.
En somme du vrai travail journalistique. J’ai créé en tout sept ateliers que j’ai partagés avec mes collègues du Manitoba et des autres provinces, surtout au Québec.
J’ai été souvent invitée. Je partageais mes trésors avec plaisir et générosité. Au fil des années, ma plus grande satisfaction était de voir plusieurs de mes anciens élèves devenir enseignants à leur tour, prêts à vouloir rester dans la DSFM, à faire du théâtre ou à utiliser avec leurs élèves ma fameuse feuille de verbes.
Avec le passage des années, la technologie a pris plus de place dans la salle de classe. Comment s’est passé l’adaptation?
Dès l’arrivée des premiers ordinateurs, donc déjà avant les débuts de la DSFM, nous avons eu plusieurs journées de développement professionnel offertes par la commission scolaire de Saint-Boniface afin de nous familiariser avec l’utilisation de ce nouvel outil en classe. Je n’ai pas adhéré tout de suite.
Mes collègues étaient meilleurs que moi et mes formidables secrétaires me préparaient certains projets.
Évidemment, le moment est venu où j’ai pris des cours. Je suis devenue une utilisatrice juste passable. Mes élèves étaient bien meilleurs et me dépannaient souvent. De fait, la technologie facilite la recherche.
Quel bonheur d’enseigner avec un tableau intelligent. Mais je ne crois pas que la technologie puisse remplacer l’enseignant, sa passion pour le métier, sa présence immédiate devant un problème, sa patience, bref le contact humain.
Les enseignants de ma génération ont été témoins d’un effort colossal pour équiper les écoles avec les ordinateurs. Des classes se transformaient en labo d’ordis. J’ai même eu droit à mon ordinateur personnel dans ma classe. Les élèves qui arrivent en classe aujourd’hui sont nés avec la technologie au bout des doigts et les jeunes enseignants l’utilisent avec l’aisance que j’avais avec le tableau noir.
Je pense au plaisir que mes élèves auraient eu à préparer leur Gazette de Lacerte avec des petits ordinateurs portables. La technologie a changé notre façon de communiquer, de se renseigner, de jouer, d’écrire. Mais aussi notre façon d’enseigner dans nos écoles. La technologie restera toujours un outil indispensable.
Néanmoins je voudrais faire confiance aux enseignants que leur présence en classe sera toujours nécessaire.
Vous êtes de ces enseignants qui soutiennent que « souvent l’élève veut plaire à l’enseignant ». Comment s’y prend-on pour susciter cette envie?
Si l’élève – et peu importe son âge – veut être aimé par son enseignant, la réciproque est aussi vraie : l’enseignant veut être aimé par ses élèves. Maintenant, comment faire pour que cela se réalise?
Pourquoi un élève voudra se surpasser pour faire plaisir à sa maîtresse, à son enseignante, à son professeur, quel que soit le titre qu’on utilise. Je pense que la meilleure façon d’obtenir ce courant de sympathie c’est en valorisant ce que l’enseignant fait ou enseigne. Mes dictées me fournissent un exemple. Une fois par semaine mes élèves apprenaient une dictée par coeur. Ils l’écrivaient dans leur cahier de dictée. Impossible d’être plus traditionnel. Ils voulaient telle- ment bien réussir que la correction était facile et rapide : il y avait presque zéro faute. Et cela parce que moi-même je valorisais énormément la dictée.
La même chose se produisait avec mes tests de grammaire, de verbes, de mathématiques. Une unité terminée, les élèves savaient qu’un test suivrait. Car je valorisais l’évaluation constante. Cette méthode me permettait de mieux les connaître, de déceler leurs forces et leurs lacunes afin d’ intervenir en conséquence. Aux tests de mathé, la note pour passer était fixée à 70 %.
Si l’élève avait 69 % et moins, je le gardais le lendemain à midi ou après l’école. Je recommençais les explications et je lui donnais un autre test à l’heure du midi.
Les élèves et les parents appréciaient. Pour clouer le bec aux rapides qui finissaient au bout de 10 minutes et décourageaient les autres qui n’avaient pas commencé en lançant tout fort : J’ai fini, madame!, je mettais une page supplémentaire de questions plus difficiles sur 10 points. Les points qu’ils ramassaient s’ajoutaient à la note finale.
L’émulation était nette. Les forts avaient souvent plus de 100 %. Et comme l’émulation est contagieuse, tous mes élèves s’essayaient à ces questions supplémentaires. Par fierté d’avoir essayé, mais aussi par calcul, car ils pouvaient ramasser 2-3 points de plus qui s’ajoutaient à leur 68-69 %.
Ainsi ils pouvaient passer et ne devaient pas faire une reprise. Au bout du compte, je pense que la relation en classe entre élève-professeur fonctionne comme n’ importe quelle relation : Tu me fais plaisir, alors je te fais plaisir à mon tour.
Dans le monde minoritaire, où il n’est pas évident de se donner une identité forte, autrement dit de maintenir la volonté d’un bilinguisme fonctionnel, le rôle de l’enseignant est d’autant plus important…
Quand je parle avec mes deux petites-filles, âgées de 14 et 16 ans, et leurs deux cousins élèves des écoles françaises du système catholique d’Ottawa, je constate qu’ils attendent effectivement beaucoup de leurs enseignants. C’est bien simple, il faut qu’ils soient :
Intéressés par la matière qu’ ils enseignent (je traduis : passionnés par la matière)
Intéressants, autrement on ne fait pas attention (je traduis : animer, divertir, étonner)
Organisés, ne pas traîner ( je traduis : bien préparés, avec un bon rythme de travail)
On ne veut pas qu’ ils deviennent nos amis ( je traduis : qu’ ils sachent se faire respecter)
On veut qu’ ils nous comprennent ( je traduis : qu’ ils connaissent la psychologie des jeunes d’aujourd’ hui) •
On veut qu’ ils nous expliquent ( je traduis : qu’ ils aient de bonnes méthodes pédagogiques qui touchent tous les élèves)
On veut apprendre avec eux ( je traduis : j ’ai du succès avec eux)
Les jeunes ne mentionnent pas la discipline. Peut-être qu’un enseignant organisé et intéressant n’a pas de problème de discipline quand tout le monde suit et apprend…
Une légitime conclusion…
Légitime au point où on devrait avoir dans les facultés en Éducation, en plus des tests d’entrée pour mesurer la maîtrise de la langue, un autre test qui définit le caractère et la personnalité de celui qui veut se lancer en éducation.
Aimer les enfants n’est pas suffisant. Surtout qu’enseigner dans une école en milieu minoritaire exige des enseignants polyvalents, passionnés et passionnants. Il faut en plus qu’ils soient engagés politiquement. Car des Doug Ford unilingues ontariens peuvent toujours surgir et faire régresser tous les acquis.
Nos jeunes enseignants parfaitement bilingues oublient la lutte des anciens. Le danger serait qu’ils tiédissent à cause du succès du bilinguisme et des écoles françaises.
Le mot d’identité est devenu incontournable dans ce monde moderne où, par la force des dynamiques de mondialisation, les populations humaines sont obligées de se rapprocher les unes des autres, ou en tout cas au moins contraintes de reconnaître leur droit à exister. Que vous inspire l’identité?
La mondialisation rapproche les populations humaines, et en pratique ce rapprochement se fait via une langue qui sert comme outil de communication.
En plus de la minorité francophone des provinces à majorité anglophone, l’école française aujourd’hui reçoit des élèves d’autres cultures, nationalités, religions et langues. Un afflux qui complique davantage sa mission de promouvoir une identité francophone. Il y a plus de quarante ans, c’était à cet égard facile pour moi à mes débuts à Guyot et ensuite à Lacerte : mes élèves parlaient bien français, ils étaient souvent encore issus de familles dont les deux parents étaient francophones. Beaucoup regardaient l’émission Les Beaux Dimanches à Radio-Canada et connaissaient les chansons de Nana Mouskouri.
L’enseignant d’aujourd’hui doit utiliser la langue (en l’occurrence le français) pour donner une identité de francophile à ses élèves.
C’est l’amour de la langue, avec tout ce qu’elle porte en elle (littérature, histoire, poésie, nourriture, chansons, etc.) qui va servir à créer une identité forte chez les élèves. C’est ce qui m’est arrivé. C’est la langue et mon amour pour le français qui m’ont poussée vers l’éducation. Mon accent n’a pas été un obstacle, parce que mon amour pour le français et mon engagement dans le milieu franco-manitobain étaient sincères. J’ai adopté facilement l’identité franco-manitobaine à cause de la langue qui m’unissait à elle.
Vous n’êtes pas convaincue des résultats de l’ immersion française. En tout cas, vous y voyez des limites. Pourriez-vous expliquer votre position?
J’ai eu et j’ai encore un immense respect pour les enseignants de l’immersion, les élèves et leurs parents.
Quand j’ai commencé à être connue et à donner des ateliers, on m’a demandé de me lancer en immersion à Saint-vital.
Si j’avais accepté, j’aurais probablement fini à la direction d’une école. J’ai refusé. Je ne croyais pas que ce système convenait à mon caractère et à ma philosophie. Issue d’un système comme celui de l’alliance française, où on étudie la langue seulement et le reste on l’apprend dans notre langue maternelle, je ne me voyais pas réussir dans ce système, en tout cas pas comme dans le système français.
Cependant, il faut accepter que grâce à l’immersion on voit à la télé des jeunes sportifs anglophones qui s’expriment en français, des politiciens bilingues au niveau fédéral et même provincial (Doug Ford est un malheureux contre-exemple) et une attitude plus positive à l’égard du français à travers le Canada.
Il y a aussi cette conviction à laquelle vous tenez : L’école ne peut pas tout, la maison est un foyer de culture essentiel…
C’est vrai que j’ai dit souvent que l’école ne peut pas tout faire. La maison reste le premier foyer culturel. Comme dit, à mon époque encore, le foyer de mes élèves était bien plus souvent francophone que celui des jeunes parents d’aujourd’ hui, qui souvent parlent deux langues maternelles différentes et sont issus de deux cultures différentes. Le parent francophone doit s’engager à créer un foyer culturel, et le considérer comme le complément indispensable à ce que peut faire l’école française.
En passant, la technologie moderne est l’outil par excellence pour l’accomplir. Chansons, films, pièces de théâtre, livres, poèmes : de nos jours, facilement et sans effort, tout est la portée de tous.
Après votre carrière dans l’enseignement, vous avez rempli deux mandatures à la Commission scolaire franco-manitobaine…
La première de 2006 à 2010, la deuxième de 2010 à 2014. Je me suis représentée une troisième fois en 2014, mais j ’ai été éliminée. Au fond pour mon grand bien. J’ai alors finalement pris une vraie retraite. J’ai vendu ma maison à Winnipeg et déménagé à Ottawa, près de ma fille et de mes petits-enfants. Je me suis acheté un tout petit appartement à Athènes. Je vis six mois là-bas et six mois à Ottawa.
Il y a un proverbe grec qui dit que chaque obstacle est pour le mieux. Ma défaite en 2014 ne m’a apporté que du mieux. Découvrir la vie culturelle à Athènes en hiver, les îles grecques et les baignades en été, vivre libre comme j ’aurais aimé vivre ma jeunesse et découvrir mon pays d’origine. Découvrir aussi la capitale de mon autre pays, le Canada. Ottawa est une très belle ville, avec ses musées, ses parcs. Et puis il suffit de traverser le pont pour se trouver au Québec, pour prendre le train et descendre à Montréal, une autre belle ville.
La manière dont vous êtes devenue commissaire d’écoles vaut d’être racontée…
Je me suis lancée – encore une fois – par pur hasard. La DSFM offre traditionnellement une petite fête d’adieu à ses enseignants qui partent à la retraite et qui doivent faire un petit discours de remerciement, parfois long et ennuyant. On était en juin 2006.
Pour ne pas fatiguer mes collègues présents à cette soirée d’adieu, j’ai fait un discours un peu loufoque où je me présentais comme le Wayne Gretzky de l’éducation auquel les comités scolaires offraient des contrats d’un million pour aller enseigner dans leur école. Et j’ai fini par cette boutade : Vous n’en avez pas fini avec moi! Qui sait si l’envie ne va pas me prendre de faire de la politique et de me présenter comme commissaire.
Rires, applaudissements. Un verre de vin à la main, je recevais les félicitations des collègues quand la commissaire Yolande Dupuis – ma grande amie par la suite – s’est approchée de moi et m’a annoncé qu’ il y avait des élections en octobre et que je devrais me présenter comme commissaire. Le président la commission, Bernard Lesage, m’a lui aussi encouragée de me présenter aux élections comme commissaire de la région urbaine. Flattée, je leur ai expliqué que ce n’était vraiment pas mon intention.
Certes j’admirais leur travail et leur dévouement, mais je ne suis absolument pas politicienne, je suis juste une pédagogue. Des collègues présents ce soir-là et des parents de la division m’ont encouragée à leur tour en me disant que justement, ils veulent un pédagogue comme commissaire, quelqu’un qui comprend leur travail.
Était aussi présent un journaliste de La Liberté, mon cher Daniel Bahuaud, un ancien élève, un ami, qui m’a par la suite appelée pour me dire à son tour : Lefco, nous voulons une pédagogue comme commissaire, assez avec les politiciens.
Dans son article la semaine suivante, avec mon accord tacite, il écrivait : Les rumeurs sont que l’enseignante à la retraite Lefco Doche songe se à présenter aux élections comme commissaire.
Avec ma fille on avait loué cet été-là un chalet à la plage Albert. Qui dit plage Albert dit rencontres entre francophones qui lisent La Liberté.
Des gens qui avaient lu l’article en première page à leur tour m’ont encouragée à me présenter. L’idée a commencé à germer dans ma tête. Mais il y avait un obstacle de taille : je ne savais pas conduire. C’est un handicap je l’admets, mais encore aujourd’ hui la marche me tient en forme. Comment irais-je aux réunions?
Commissaire : un beau mais impossible rêve. Oublions. Fin août, quelques jours avant la date butoir du dépôt des candidatures, un collègue qui voulait du bien à la DSFM et qui croyait en moi, est arrivé chez-moi avec un casseau plein de légumes de son jardin et la fameuse feuille de candidature. Il m’a presque ordonné de la remplir, en m’assurant que tout s’arrangerait pour le problème de voiture. Il avait raison. Ainsi j’ai connu Michel Boucher, candidat lui aussi et commissaire par la suite. Une merveilleuse collaboration et amitié ont alors débuté. Il m’a mise à l’aise, il est venu me chercher pour toutes les réunions pendant deux mandats. C’est aussi cette bienveillance des Franco-Manitobains qui m’avait séduite et fait aimer ce que je faisais.
Vous avez sans doute dû vivre une autre période d’apprentissage?
Effectivement il y a d’abord eu le défi d’apprendre comment fonctionnent les réunions, de comprendre l’autre côté de la médaille, de saisir les nuances politiques et les décisions qu’il fallait prendre, de travailler et de m’entendre avec des vétérans de la DSFM qui avaient connu les débuts difficiles de la commission scolaire. C’est sûr que je suis restée l’enseignante avant tout et la pédagogue que j ’étais tout en apprenant les subtilités de mon nouveau rôle pendant mes deux mandats.
C’est sûr que j’intervenais souvent pour l’élève, pour l’enseignant. C’est sûr que nous avons eu à nos réunions des présentations des différents coordonnateurs de la DSFM qui expliquaient aux commissaires ce qui se faisait en classe, en programmation, en évaluation et en animation culturelle.
C’est sûr aussi que nous avons embauché des directeurs généraux aussi bons administrateurs que pédagogues et qui ont transformé la division dans ce qu’elle est aujourd’hui : solide et très bien gérée.
Ma présence aux réunions des comités scolaires a été je crois très appréciée. Je leur apportais le point de vue de l’enseignante, ainsi que mon expérience des élèves et des différentes activités auxquelles le comité pourrait participer. J’ai créé des amitiés sincères avec des comités scolaires qui ne me connaissaient pas, comme ceux de l’école PrécieuxSang ou de l’école Taché.
J’ai été, je pense, la commissaire que les parents voulaient, c’est-à-dire la personne qui voulait valoriser l’enseignant en expliquant son travail parfois difficile en classe. Toujours il s’agissait de souligner que, finalement, nous sommes tous là , commissaires, administrateurs et enseignants pour l’élève et pour personne d’autre.
Dans cet esprit de solidarité, il y a bien un ou deux conseils que la pédagogue en vous aime toujours partager, que ce soit à des jeunes, des adultes, des profs…
J’aide souvent mes petites filles avec leurs projets d’école, tous remis à l’ordinateur et avant minuit pour une certaine date. Curieuse, je leur demande la note qu’elles ont reçue. Souvent j’ai la même réponse.
À savoir que deux semaines plus tard, les projets ne sont toujours pas corrigés parce que le prof n’a pas mis la note sur l’internet.
Si j’ai un conseil à donner aux enseignants, c’est d’évaluer en petites portions, de corriger aussi vite que possible, de remettre la note quand le projet est encore chaud.
Car deux semaines plus tard les élèves ont perdu l’intérêt et il n’y a plus moyen de revenir et de faire des corrections sur un apprentissage.
J’évaluais souvent, chaque petite unité enseignée devenait un test. Je corrigeais quand c’était possible avec les élèves pour diminuer le montant de mes corrections à la maison, mais aussi pour impliquer les élèves. Le reste, je le corrigeais vite et remettais le tout en moins de trois jours.
Les élèves m’appelaient Speedy Gonzales, surnom que je prenais comme un compliment. Un autre conseil aux enseignants serait d’utiliser toutes les occasions de développement professionnel que la division ou l’école offre pour rester à la fine pointe en pédagogie, en gestion de classes, en nouveau programme.
N’arrêtez jamais de vous recycler, de vous améliorer dans tout ce qui est nouveau pour faire réussir vos élèves. Et bien sûr vivez passionnément la culture française, car votre passion se transmettra à vos élèves.
Aux élèves j’ai envie de dire : utilisez la technologie avec discernement, ne devenez pas accro à votre téléphone, à votre façon de communiquer au détriment de la lecture.
S’il vous plaît, lisez, lisez beaucoup si vous voulez avoir le vocabulaire pour dire des choses, pour convaincre, pour bien écrire, pour réussir. Aux parents je n’hésite pas à rappeler que l’école ne peut pas tout faire.
Lisez en français vous aussi et utilisez la technologie pour amener la culture française dans votre maison. Vous pouvez faire venir et apprécier tout un monde francophone de films, de pièces de théâtre, de chanteurs, pour valoriser, faire apprécier et surtout aimer cette belle langue que vos enfants apprennent dans nos écoles.
Il y a sûrement une citation que la pédagogue férue de littérature affectionne pour donner tout son poids à un bon conseil…
J’aime beaucoup les citations chinoises de Confucius, que je trouve pleines de sagesse. Trois traits d’esprit qui illustrent bien ce que j ’ai été comme enseignante me viennent en tête : Où que tu ailles, vas-y de tout ton coeur; dis-moi et j ’oublierai; montre-moi et je me souviendrai peut- être. Implique-moi et je comprendrai; Conserve l’ancien tout en prenant acte du nouveau.