Entrevue réalisée par Bernard BOCQUEL, publiée dans notre journal du 4 au 10 décembre 2019.

L’édu­ca­tion a tou­jours été le pi­lier cen­tral de l’aven­ture du Ma­ni­to­ba fran­çais. Si bien que les en­sei­gnants d’ex­cep­tion, ceux qui ont réus­si à mar­quer des gé­né­ra­tions d’élèves en leur fai­sant prendre conscience de la formi­dable chance de de­ve­nir des bi­lingues fonc­tion­nels, res­tent long­temps en­tou­rés d’une au­ra de reconnais­sance.

Lefco Doche, à la re­traite de­puis une dou­zaine d’an­nées après une car­rière de 30 ans à l’école La­certe, fait par­tie de ces fi­gures dont le sens de l’en­ga­ge­ment a lais­sé un sou­ve­nir in­dé­lé­bile.

Un ac­com­plis­se­ment à la hau­teur de cette per­son­na­li­té re­mar­quable, ve­nue au monde en Grèce en 1941 dans un mi­lieu mo­deste alors que son pays su­bis­sait les tour­ments de la Se­conde Guerre mon­diale.

Tout au long de sa vie, l’im­mi­grante ar­ri­vée à Mon­tréal en 1966 a su sai­sir les op­por­tu­ni­tés qui se pré­sen­taient à elle.

Si Lefco Doche at­tri­bue beau­coup au ha­sard, il est en tout cas cer­tain qu’elle au­ra fait sa chance, pous­sée par une in­flexible dé­ter­mi­na­tion, celle qui lui a va­lu le res­pect de ses élèves.

Com­men­çons par une anec­dote qui vous est chère et qui en dit long sur les avan­tages du ha­sard quand on sait le prendre en main…

Ma grande ami­tié avec le journal La Li­ber­té a pris nais­sance dans la salle d’at­tente du doc­teur Bour­geois, en mai 1975. J’avais ame­né ma fille Ch­ris­ti­na, toute pe­tite, pour sa pre­mière vi­site chez le den­tiste. Sur la table de la salle d’at­tente, il y avait un journal, au nom que j’adore : La Li­ber­té.

Cu­rieuse, je l’ai pris, je l’ai feuille­té. Et sur l’avant-der­nière page, je tombe sur une an­nonce de de­mande d’un en­sei­gnant de la 6e an­née pour la nou­velle école fran­çaise, l’école Guyot. J’ai mis dis­crè­te­ment le journal dans mon sac. Ren­trée chez­ moi, j’ai ré­di­gé une lettre de can­di­da­ture écrite à la main. J’ai été em­bau­chée pour la 7e an­née, ce qui me conve­nait. C’est ain­si que ma car­rière d’en­sei­gnante dans le sys­tème fran­co-ma­ni­to­bain a dé­mar­ré.

À quoi faut-il at­tri­buer le fait qu’une im­mi­grante d’ori­gine grecque laisse une marque si pro­fonde dans le monde de l’édu­ca­tion en fran­çais au Ma­ni­to­ba?

Plu­sieurs fac­teurs ont joué. Il y a eu avant tout l’édu­ca­tion très clas­sique que j’ai re­çue en fré­quen­tant l’école à Athènes, cen­trée sur l’ his­toire mil­lé­naire de la Grèce et une lit­té­ra­ture riche de dif­fé­rents ni­veaux de langue, jus­te­ment à cause de sa longue his­toire.

Cette édu­ca­tion nous avait ren­dus ex­trê­me­ment fiers d’être grecs et d’avoir cet hé­ri­tage in­croyable que les An­ciens nous avaient lais­sé. Riche de cette ex­pé­rience, je ne me suis ja­mais sen­tie mi­no­ri­taire nulle part, ayant vé­cu de­puis l’âge de 21 ans en de­hors de mon pays, d’abord en Suisse et en­suite au Ca­na­da.

Ça forge un ca­rac­tère quand on gran­dit en ayant comme hé­ros Alexandre le Grand et que le mythe du noeud gor­dien de­vient votre phi­lo­so­phie de vie, c’est-à-dire que de­vant un pro­blème on tranche et on avance sans ja­mais re­cu­ler.

Je viens d’un mi­lieu fa­mi­lial ex­trê­me­ment sé­vère : une fille au mi­lieu de deux frères plus âgés de 17 et de 13 ans et un père pas très content de l’ar­ri­vée d’une fille en pleine Se­conde Guerre mon­diale dans un vil­lage du Nord de la Grèce, la ré­gion Ipi­ros, dé­truit par le conflit ar­mé, puis la guerre ci­vile qui a sui­vi, plus dé­vas­ta­trice en­core. Mes pre­miers sou­ve­nirs sont l’an­goisse de ma mère.

Car mon frère aî­né, mo­bi­li­sé, est res­té dans l’ar­mée cinq ans. Sans ou­blier l’exode du vil­lage et la vie comme ré­fu­giée dans des ba­raques à Ioan­ni­na, la ca­pi­tale de Ipi­ros.

L’ar­ri­vée de toute la fa­mille à Athènes en­suite, où mon père avait trou­vé du tra­vail et le ha­sard que ce tra­vail était si­tué dans un nou­veau quar­tier de gens riches, donc pour­vu d’une très bonne école élé­men­taire et secon­daire. Ce mi­lieu m’a per­mis de sor­tir de la men­ta­li­té pay­sanne de ma fa­mille : Tu es une fille, tu ne peux pas faire ceci ou ce­la, qu’est-ce que les autres vont dire, une fille n’a pas be­soin d’étu­dier, etc.

Si je suis al­lée au se­con­daire après mon cer­ti­fi­cat, c’est grâce à l’in­ter­ven­tion de mon frère aî­né, in­tel­li­gent et très bon à l’école, mais qui n’a pas pu conti­nuer ses études à cause de la guerre. Ma mère vou­lait que je devienne cou­tu­rière. C’était un bon mé­tier pour les pay­sans.

Mon père a ac­cep­té que je m’ ins­crive au se­con­daire, mais quand j’ai vou­lu conti­nuer à l’uni­ver­si­té – et Dieu sait que j’étais une bonne can­di­date – il m’a conseillé de de­ve­nir vendeuse dans un grand ma­ga­sin au centre d’Athènes.

Le mi­lieu fa­mi­lial forge aus­si le ca­rac­tère. L’écart était énorme entre mes pa­rents, âgés et de men­ta­li­té paysanne, et moi, la ga­mine très athé­nienne.

Et sur­tout dé­si­reuse d’étu­dier…

J’ai été une bonne élève à l’école. Avec ma très bonne mé­moire dans un sys­tème sur­tout axé sur le par coeur, j’étais très avan­ta­gée.

Ra­pide à com­prendre et à me rap­pe­ler, j’étais de­ve­nue le chou­chou de mes en­sei­gnants, qui fa­vo­ri­saient de fa­çon hon­teuse les bons élèves.

La per­for­mance aca­dé­mique à l’école forme le ca­rac­tère et l’image de soi. C’est pour cette rai­son, que j’ai com­prise plus tard avec mes cours en pé­da­go­gie, que j ’ai es­sayé de don­ner du suc­cès à mes élèves en organi­sant plu­sieurs ac­ti­vi­tés pa­ra­sco­laires avec eux.

Car je ne pou­vais pas tou­jours les va­lo­ri­ser en en­sei­gnant le fran­çais ou les maths. Les ac­ti­vi­tés très va­riées en classe pour re­joindre tous mes élèves, sur­tout par le théâtre, une de mes pas­sions, ont ai­dé aus­si. Le suc­cès à l’école est la meilleure drogue. Mon ap­pé­tit de lec­ture m’a aus­si ser­vi.

Re­cluse car j’étais une fille, ma seule dis­trac­tion était la lec­ture. Je li­sais beau­coup et n’im­porte quoi : journal quo­ti­dien, re­vues heb­do­ma­daires mièvres et très cen­trées sur la femme à la mai­son, mais sur­tout ro­mans de tous les genres nou­veaux, poèmes et pièces de théâtre. Ces lec­tures ve­naient d’un vaste ré­per­toire, tou­jours grâce à l’his­toire mil­lé­naire de mon pays. Mon riche vo­ca­bu­laire, j ai pu le trans­fé­rer fa­ci­le­ment au fran­çais par la suite.

Dans votre par­cours de vie, on di­rait que le ha­sard n’a pas man­qué de gé­né­ro­si­té…

Di­sons que j’ai eu la chance de bonnes ren­contres.

J’avais huit ans quand l’al­liance fran­çaise, qui fai­sait du re­cru­te­ment en don­nant des bourses au meilleur élève de la classe, est ve­nue dans mon école. J’ai été choi­sie par mon en­sei­gnante. J’ai ado­ré ap­prendre cette nouvelle langue. Comme pre­mière de la classe ex æquo, j’ai re­çu comme prix de fin d’an­née un ma­gni­fique livre, Le Chat bot­té.

Deux heures par jour, six jours par se­maine pen­dant neuf ans. Voi­là com­ment on ap­prend une langue se­conde. L ’ap­pren­tis­sage d’une nou­velle langue forme aus­si le ca­rac­tère. Car en plus de la langue on ap­prend à ai­mer la culture. Et je suis une in­con­di­tion­nelle amou­reuse de la lit­té­ra­ture, de la poé­sie et de l’his­toire fran­çaises.

C’est en­core la chance – ou le ha­sard – qui m’a per­mis de quit­ter l’am­biance étouf­fante de la mai­son.

Une bourse des gou­ver­ne­ments grec et suisse m’a per­mis de faire des études hô­te­lières en Suisse. Trois années d’une grande li­ber­té et la pos­si­bi­li­té d’ac­qué­rir des ha­bi­tudes de tra­vail ex­tra­or­di­naires pen­dant les stages dans les hô­tels. Une ri­gueur qui m’a sui­vie dans ma car­rière d’en­sei­gnante, puisque ma car­rière dans l’hô­tel­le­rie a été de courte du­rée.

Mes cinq an­nées en Suisse ont aus­si par­ti­ci­pé à for­ger mon ca­rac­tère : j’ai dé­ve­lop­pé une grande ré­sis­tance au tra­vail.

Com­ment êtes-vous pas­sée de la Suisse au Ca­na­da?

Qui prend ma­ri prend pays. J’ai dé­mé­na­gé avec le père de mes en­fants à Mon­tréal, aveu­glée par l’amour et convain­cue que mon ave­nir était dans ce grand pays.

Mais la dé­cep­tion et la dés­illu­sion ont été au ren­dez-vous : le tra­vail dans les grands hô­tels comme le Reine Eli­sa­beth ou le Châ­teau Cham­plain ne me conve­nait guère. L ’am­biance était loin des pe­tits hô­tels de fa­mille qui nous ont for­més en Suisse. Heu­reu­se­ment, le ha­sard s’est en­core ma­ni­fes­té. Cette fois sous la forme d’une an­nonce dans un journal qui pro­po­sait des cours de pé­da­go­gie à l’école nor­male Jacques Car­tier.

J’ai alors com­plè­te­ment chan­gé d’orien­ta­tion. Une an­née com­plète, un cer­ti­fi­cat, le bre­vet A et en­suite un poste en 5e an­née dans une école de la Com­mis­sion des écoles ca­tho­liques de Mon­tréal. Il y avait deux cents fi­nis­sants et la com­mis­sion en a en­ga­gé qua­rante.

Mon pre­mier poste a été dans une école si­tuée dans un quar­tier pauvre, avec une di­rec­trice ex­tra­or­di­naire et une équipe d’ in­fir­mières, d’as­sis­tantes so­ciales et d’or­tho­pé­da­gogues pour ai­der nos élèves is­sus d’un mi­lieu dé­fa­vo­ri­sé et de pa­rents as­sis­tés so­ciaux.

La com­mis­sion sco­laire nous obli­geait à res­ter une fois par se­maine après l’école pour du dé­ve­lop­pe­ment pro­fes­sion­nel.

C’est simple : mes deux an­nées dans cette école équi­va­laient à un deuxième di­plôme en pé­da­go­gie.

L’ex­trême pau­vre­té du quar­tier, le sys­tème d’aide que la com­mis­sion of­frait, ont une fois de plus contri­bué à dévelop­per mon ca­rac­tère : nous étions là pour ai­der les élèves à avan­cer dans le sys­tème et le développement pro­fes­sion­nel était le meilleur moyen.

Un so­lide trem­plin pour votre par­cours ma­ni­to­bain…

Pour en­fin ar­ri­ver à Win­ni­peg, il a fal­lu un autre coup de pouce du ha­sard.

Mon ma­ri, qui avait beau­coup de pro­blèmes à son tra­vail, n’a pas su s’adap­ter et se re­cy­cler comme moi. Il m’a convain­cue une autre fois que notre ave­nir était dans les hô­tels.

Un em­ploi dans une grande chaîne amé­ri­caine s’ou­vrait à Win­ni­peg. Tou­jours amou­reuse, j’ai dé­mis­sion­né de mon poste à la Com­mis­sion des écoles ca­tho­liques, j’ai pris mon bé­bé et me voi­là ins­tal­lée à Win­ni­peg. Ont sui­vi des mo­ments de ré­pit et d’es­poir, une deuxième fille.

En tout trois ans jouer à à la ma­man au foyer jus­qu’à ma vi­site chez le den­tiste et ma ren­contre avec l’an­nonce pa­rue dans La Li­ber­té.

Par le nombre d’ ini­tia­tives pour sti­mu­ler l’in­té­rêt de vos élèves à La­certe, il n’est pas exa­gé­ré de dire que votre classe a été pen­dant une tren­taine d’an­nées un vé­ri­table la­bo­ra­toire…

C’est vrai que ma classe était trans­for­mée en un la­bo­ra­toire où j’es­sayais dif­fé­rentes mé­thodes, pro­jets d’écri­ture, nou­veaux pro­grammes.

J’ai une im­mense dette et re­con­nais­sance à l’en­droit de mon ami Fran­çois Lentz, alors co­or­don­na­teur de français au Bu­reau de l’édu­ca­tion fran­çaise. Le BEF ma­ni­to­ba­ni­sait les pro­grammes de fran­çais langue première ve­nus du Qué­bec et il avait be­soin d’en­sei­gnants pour y ar­ri­ver.

J’ai fait par­tie de ces co­mi­tés pen­dant plu­sieurs an­nées. Au nom d’une lo­gique simple : tant qu’a être obli­gée d’ap­pli­quer un nou­veau pro­gramme que je ne connais­sais pas, le mieux en­core était de faire par­tie du co­mi­té qui le pré­pa­rait pour le ro­der en­suite dans ma classe. J’ai es­sayé dans ma classe toute nou­veau­té sus­cep­tible d’avoir du suc­cès au­près des élèves. Ces par­ti­ci­pa­tions au co­mi­té du BEF m’ont per­mis de pro­duire moi-même les ac­ti­vi­tés en classe dans la veine du pro­gramme.

J’ai ain­si ac­quis une fa­ci­li­té à pré­pa­rer une ac­ti­vi­té pé­da­go­gique avec n’im­porte quel ar­ticle du journal, un poème de Vic­tor Hu­go, une fable de La Fon­taine, une chan­son, une nou­velle, un ex­trait d’une pièce de théâtre, un évè­ne­ment de l’ac­tua­li­té, les Jeux Olym­piques, les élec­tions. Je pour­rais af­fir­mer sans fausse modes­tie que je n’ai uti­li­sé en classe que des ac­ti­vi­tés de mon cru.

Il de­ve­nait très dif­fi­cile pour moi d’en­sei­gner avec l’ac­ti­vi­té de quel­qu’un d’autre. Mais dans cette créa­ti­vi­té que l’ im­plan­ta­tion des nou­veaux pro­grammes exi­geait de nous, je res­tais néan­moins très conser­va­trice quant à l’en­sei­gne­ment de la gram­maire : mes élèves conju­guaient des verbes (vive ma feuille de verbes!), avaient des dic­tées (vive le BLED!), écri­vaient des ré­dac­tions (vive les cor­rec­tions!), fai­saient des ré­su­mées de lec­ture (en­core des cor­rec­tions!).

Bref, si mes élèves tra­vaillaient fort en classe, ils avaient ce­pen­dant la sa­tis­fac­tion d’ap­prendre et de s’amé­lio­rer. Les profs de Louis-riel en 9e an­née sa­vaient tout de suite qui ve­nait de La­certe. Ces jeunes étaient plus avan­cés en fran­çais.

Ce sont d’ailleurs eux qui l’af­fir­maient. L’ex­pres­sion uti­li­sée par les élèves eux­-mêmes, c’était parce qu’ ils avaient été do­chés. Tout ce­la pa­raît si pré­ten­tieux, mais c’était vrai. Et c’est ain­si que pe­tit à pe­tit ma ré­pu­ta­tion s’est éta­blie.

Outre votre col­la­bo­ra­tion avec Fran­çois Lentz, sans doute pou­vez-vous rendre hom­mage à d’autres per­sonnes…

Par­mi mes col­lègues, je pense sur­tout au re­gret­té Ger­ry Ar­naud et à mon ami, mon frère De­nis Beau­dette, ain­si qu’à Mo­nique Fi­sette, qui m’avait confié toute la pro­gram­ma­tion et l’ani­ma­tion cultu­relle, et au re­gret­té Victor Per­rin, mon der­nier di­rec­teur avant la re­traite, qui m’a fait connaître l’in­tel­li­gence émo­tion­nelle.

J’ai aus­si eu la chance d’avoir au­pa­ra­vant comme di­rec­teur un pé­da­gogue hors pair. Georges Druwé avait trou­vé l’ar­gent pour abon­ner toute une classe de trente élèves à la re­vue men­suelle qué­bé­coise Vi­déo-P­resse, une source in­croyable de su­jets pour tou­cher et in­té­res­ser les jeunes ados et leur faire ai­mer le fran­çais et la lec­ture. Cet abon­ne­ment a du­ré plu­sieurs an­nées et s’est pro­pa­gé à d’autres écoles fran­çaises du Ma­ni­to­ba.

Cer­tai­ne­ment pas par ha­sard…

Les res­pon­sables de Vi­déo-P­resse, voyant toute une classe abon­née à leur re­vue, ont en­voyé un re­pré­sen­tant ve­nir vé­ri­fier ce que je fai­sais en classe avec leurs ar­ticles, avec leur cher bé­bé.

Ils ont été im­pres­sion­nés et ils m’ont in­vi­tée à par­ti­ci­per à un congrès de l’as­so­cia­tion canadienne des écoles du pri­maire pour don­ner un ate­lier aux en­sei­gnants qué­bé­cois sur la ma­nière dont j’uti­li­sais Vi­déo-presse dans ma classe de fran­çais.

J’ai été ter­ro­ri­sée. Moi, la pe­tite en­sei­gnante avec mon ac­cent, par­fois lourd quand j ’étais fa­ti­guée, al­ler aux Qué­bec et dire aux en­sei­gnants qué­bé­cois com­ment en­sei­gner. Je trem­blais de trac!

Il y avait 75 par­ti­ci­pants ins­crits à ce pre­mier ate­lier et ma peur était énorme. Je leur ai mon­tré com­ment tout dans le Vi­déo-presse de­ve­nait uti­li­sable pour les quatre sec­tions du pro­gramme de fran­çais : com­pré­hen­sion orale et écrite, pro­duc­tion orale et écrite. Des exemples écrits à la main étaient of­ferts à tous les par­ti­ci­pants, une va­lise en­tière en pho­to­co­pies.

À la fin de mon pre­mier ate­lier, une dame plus âgée, très élé­gante, un de ces profs hors pair, est ve­nue me félici­ter en me di­sant : Vous ma­dame, vous avez le feu sa­cré!

Et vous étiez alors plus que ja­mais sur votre lan­cée…

Après le suc­cès de cet ate­lier, ma car­rière a en ef­fet pris une nou­velle orien­ta­tion.

Sous la di­rec­tion du BEF, le ré­sul­tat de cet ate­lier a été un ca­hier pé­da­go­gique ré­di­gé par un en­semble d’ensei­gnants en plus de moi-même, et en­voyé aux écoles abon­nées à la re­vue.

J’avais une nou­velle confiance que ce que je fai­sais en classe était va­lable, conforme au pro­gramme, et que je fai­sais bien de le par­ta­ger aux autres en­sei­gnants, comme on par­tage vo­lon­tiers une re­cette fa­cile à ap­pli­quer.

En imi­tant Vi­déo-presse, des élèves de La­certe ont pu­blié deux fois par an­née La Ga­zette de La­certe, dans laquelle ils ré­di­geaient des ar­ticles, une cri­tique d’un livre, d’un film, des mots croisés avec le vo­ca­bu­laire en­sei­gné en classe, une ca­ri­ca­ture, un poème, une ré­ponse à un cour­rier de coeur.

En somme du vrai tra­vail jour­na­lis­tique. J’ai créé en tout sept ate­liers que j’ai par­ta­gés avec mes col­lègues du Ma­ni­to­ba et des autres pro­vinces, sur­tout au Qué­bec.

J’ai été sou­vent in­vi­tée. Je par­ta­geais mes tré­sors avec plai­sir et gé­né­ro­si­té. Au fil des an­nées, ma plus grande sa­tis­fac­tion était de voir plu­sieurs de mes an­ciens élèves de­ve­nir en­sei­gnants à leur tour, prêts à vou­loir res­ter dans la DSFM, à faire du théâtre ou à uti­li­ser avec leurs élèves ma fa­meuse feuille de verbes.

Avec le pas­sage des an­nées, la tech­no­lo­gie a pris plus de place dans la salle de classe. Com­ment s’est pas­sé l’adap­ta­tion?

Dès l’ar­ri­vée des pre­miers or­di­na­teurs, donc dé­jà avant les dé­buts de la DSFM, nous avons eu plu­sieurs journées de dé­ve­lop­pe­ment pro­fes­sion­nel of­fertes par la com­mis­sion sco­laire de Saint-Bo­ni­face afin de nous fa­mi­lia­ri­ser avec l’uti­li­sa­tion de ce nou­vel ou­til en classe. Je n’ai pas adhé­ré tout de suite.

Mes col­lègues étaient meilleurs que moi et mes for­mi­dables se­cré­taires me pré­pa­raient cer­tains pro­jets.

Évi­dem­ment, le mo­ment est ve­nu où j’ai pris des cours. Je suis de­ve­nue une uti­li­sa­trice juste pas­sable. Mes élèves étaient bien meilleurs et me dé­pan­naient sou­vent. De fait, la tech­no­lo­gie fa­ci­lite la re­cherche.

Quel bon­heur d’en­sei­gner avec un ta­bleau in­tel­li­gent. Mais je ne crois pas que la tech­no­lo­gie puisse rem­pla­cer l’en­sei­gnant, sa pas­sion pour le mé­tier, sa pré­sence im­mé­diate de­vant un pro­blème, sa pa­tience, bref le contact hu­main.

Les en­sei­gnants de ma gé­né­ra­tion ont été té­moins d’un ef­fort co­los­sal pour équi­per les écoles avec les ordin­ateurs. Des classes se trans­for­maient en la­bo d’or­dis. J’ai même eu droit à mon or­di­na­teur per­son­nel dans ma classe. Les élèves qui ar­rivent en classe au­jourd’hui sont nés avec la tech­no­lo­gie au bout des doigts et les jeunes en­sei­gnants l’uti­lisent avec l’ai­sance que j’avais avec le ta­bleau noir.

Je pense au plai­sir que mes élèves au­raient eu à pré­pa­rer leur Ga­zette de La­certe avec des pe­tits or­di­na­teurs por­tables. La tech­no­lo­gie a chan­gé notre fa­çon de com­mu­ni­quer, de se ren­sei­gner, de jouer, d’écrire. Mais aus­si notre fa­çon d’en­sei­gner dans nos écoles. La tech­no­lo­gie res­te­ra tou­jours un ou­til in­dis­pen­sable.

Néanmoins je vou­drais faire confiance aux en­sei­gnants que leur pré­sence en classe se­ra tou­jours né­ces­saire.

Vous êtes de ces en­sei­gnants qui sou­tiennent que « sou­vent l’élève veut plaire à l’en­sei­gnant ». Com­ment s’y pren­d-on pour sus­ci­ter cette en­vie?

Si l’élève – et peu im­porte son âge – veut être ai­mé par son en­sei­gnant, la ré­ci­proque est aus­si vraie : l’enseignant veut être ai­mé par ses élèves. Main­te­nant, com­ment faire pour que ce­la se réa­lise?

Pour­quoi un élève vou­dra se sur­pas­ser pour faire plai­sir à sa maî­tresse, à son en­sei­gnante, à son pro­fes­seur, quel que soit le titre qu’on uti­lise. Je pense que la meilleure fa­çon d’ob­te­nir ce cou­rant de sym­pa­thie c’est en va­lo­ri­sant ce que l’en­sei­gnant fait ou en­seigne. Mes dic­tées me four­nissent un exemple. Une fois par se­maine mes élèves ap­pre­naient une dic­tée par coeur. Ils l’écri­vaient dans leur ca­hier de dic­tée. Im­pos­sible d’être plus tra­di­tion­nel. Ils vou­laient tel­le­- ment bien réus­sir que la cor­rec­tion était fa­cile et ra­pide : il y avait presque zé­ro faute. Et ce­la parce que moi-même je va­lo­ri­sais énor­mé­ment la dic­tée.

La même chose se pro­dui­sait avec mes tests de gram­maire, de verbes, de ma­thé­ma­tiques. Une uni­té ter­mi­née, les élèves sa­vaient qu’un test sui­vrait. Car je va­lo­ri­sais l’éva­lua­tion constante. Cette mé­thode me per­met­tait de mieux les connaître, de dé­ce­ler leurs forces et leurs la­cunes afin d’ in­ter­ve­nir en consé­quence. Aux tests de ma­thé, la note pour pas­ser était fixée à 70 %.

Si l’élève avait 69 % et moins, je le gar­dais le len­de­main à mi­di ou après l’école. Je re­com­men­çais les explications et je lui don­nais un autre test à l’heure du mi­di.

Les élèves et les pa­rents ap­pré­ciaient. Pour clouer le bec aux ra­pides qui fi­nis­saient au bout de 10 mi­nutes et dé­cou­ra­geaient les autres qui n’avaient pas com­men­cé en lan­çant tout fort : J’ai fi­ni, ma­dame!, je met­tais une page sup­plé­men­taire de ques­tions plus dif­fi­ciles sur 10 points. Les points qu’ils ra­mas­saient s’ajou­taient à la note fi­nale.

L’ému­la­tion était nette. Les forts avaient souvent plus de 100 %. Et comme l’ému­la­tion est conta­gieuse, tous mes élèves s’es­sayaient à ces ques­tions sup­plé­men­taires. Par fier­té d’avoir es­sayé, mais aus­si par cal­cul, car ils pou­vaient ra­mas­ser 2-3 points de plus qui s’ajou­taient à leur 68-69 %.

Ain­si ils pou­vaient pas­ser et ne devaient pas faire une re­prise. Au bout du compte, je pense que la re­la­tion en classe entre élève-pro­fes­seur fonc­tionne comme n’ im­porte quelle re­la­tion : Tu me fais plai­sir, alors je te fais plai­sir à mon tour.

Dans le monde mi­no­ri­taire, où il n’est pas évident de se don­ner une iden­ti­té forte, au­tre­ment dit de main­te­nir la vo­lon­té d’un bi­lin­guisme fonc­tion­nel, le rôle de l’en­sei­gnant est d’au­tant plus im­por­tant…

Quand je parle avec mes deux pe­tites-filles, âgées de 14 et 16 ans, et leurs deux cou­sins élèves des écoles fran­çaises du sys­tème ca­tho­lique d’Ot­ta­wa, je constate qu’ils at­tendent ef­fec­ti­ve­ment beau­coup de leurs ensei­gnants. C’est bien simple, il faut qu’ils soient :

In­té­res­sés par la ma­tière qu’ ils en­seignent (je tra­duis : pas­sion­nés par la ma­tière)

In­té­res­sants, au­tre­ment on ne fait pas at­ten­tion (je tra­duis : ani­mer, di­ver­tir, éton­ner)

Or­ga­ni­sés, ne pas traî­ner ( je tra­duis : bien pré­pa­rés, avec un bon rythme de tra­vail)

On ne veut pas qu’ ils de­viennent nos amis ( je tra­duis : qu’ ils sachent se faire res­pec­ter)

On veut qu’ ils nous com­prennent ( je tra­duis : qu’ ils connaissent la psy­cho­lo­gie des jeunes d’au­jourd’ hui) •

On veut qu’ ils nous ex­pliquent ( je tra­duis : qu’ ils aient de bonnes mé­thodes pé­da­go­giques qui touchent tous les élèves)

On veut ap­prendre avec eux ( je tra­duis : j ’ai du suc­cès avec eux)

Les jeunes ne men­tionnent pas la dis­ci­pline. Peut-être qu’un en­sei­gnant or­ga­ni­sé et in­té­res­sant n’a pas de pro­blème de dis­ci­pline quand tout le monde suit et ap­prend…

Une lé­gi­time conclu­sion…

Lé­gi­time au point où on de­vrait avoir dans les fa­cul­tés en Édu­ca­tion, en plus des tests d’en­trée pour me­su­rer la maî­trise de la langue, un autre test qui dé­fi­nit le ca­rac­tère et la per­son­na­li­té de ce­lui qui veut se lan­cer en éduca­tion.

Ai­mer les en­fants n’est pas suf­fi­sant. Sur­tout qu’en­sei­gner dans une école en mi­lieu mi­no­ri­taire exige des ensei­gnants po­ly­va­lents, pas­sion­nés et pas­sion­nants. Il faut en plus qu’ils soient en­ga­gés po­li­ti­que­ment. Car des Doug Ford uni­lingues on­ta­riens peuvent tou­jours sur­gir et faire ré­gres­ser tous les ac­quis.

Nos jeunes en­sei­gnants par­fai­te­ment bi­lingues ou­blient la lutte des an­ciens. Le dan­ger se­rait qu’ils tié­dissent à cause du suc­cès du bi­lin­guisme et des écoles fran­çaises.

Le mot d’iden­ti­té est de­ve­nu in­con­tour­nable dans ce monde mo­derne où, par la force des dy­na­miques de mon­dia­li­sa­tion, les po­pu­la­tions hu­maines sont obli­gées de se rap­pro­cher les unes des autres, ou en tout cas au moins contraintes de re­con­naître leur droit à exis­ter. Que vous ins­pire l’iden­ti­té?

La mon­dia­li­sa­tion rap­proche les po­pu­la­tions hu­maines, et en pra­tique ce rap­pro­che­ment se fait via une langue qui sert comme ou­til de com­mu­ni­ca­tion.

En plus de la mi­no­ri­té fran­co­phone des pro­vinces à ma­jo­ri­té an­glo­phone, l’école fran­çaise au­jourd’hui re­çoit des élèves d’autres cultures, na­tio­na­li­tés, re­li­gions et langues. Un af­flux qui com­plique da­van­tage sa mis­sion de pro­mou­voir une iden­ti­té fran­co­phone. Il y a plus de qua­rante ans, c’était à cet égard fa­cile pour moi à mes dé­buts à Guyot et en­suite à La­certe : mes élèves par­laient bien fran­çais, ils étaient sou­vent en­core is­sus de fa­milles dont les deux pa­rents étaient fran­co­phones. Beau­coup re­gar­daient l’émis­sion Les Beaux Di­manches à Ra­dio-Ca­na­da et connais­saient les chan­sons de Na­na Mouskou­ri.

L’en­sei­gnant d’au­jourd’hui doit uti­li­ser la langue (en l’oc­cur­rence le fran­çais) pour don­ner une iden­ti­té de franco­phile à ses élèves.

C’est l’amour de la langue, avec tout ce qu’elle porte en elle (lit­té­ra­ture, his­toire, poé­sie, nour­ri­ture, chan­sons, etc.) qui va ser­vir à créer une iden­ti­té forte chez les élèves. C’est ce qui m’est ar­ri­vé. C’est la langue et mon amour pour le fran­çais qui m’ont pous­sée vers l’édu­ca­tion. Mon ac­cent n’a pas été un obs­tacle, parce que mon amour pour le fran­çais et mon en­ga­ge­ment dans le mi­lieu fran­co-ma­ni­to­bain étaient sin­cères. J’ai adop­té facile­ment l’iden­ti­té fran­co-ma­ni­to­baine à cause de la langue qui m’unis­sait à elle.

Vous n’êtes pas convain­cue des ré­sul­tats de l’ im­mer­sion fran­çaise. En tout cas, vous y voyez des li­mites. Pour­riez-vous ex­pli­quer votre po­si­tion?

J’ai eu et j’ai en­core un im­mense res­pect pour les en­sei­gnants de l’im­mer­sion, les élèves et leurs pa­rents.

Quand j’ai com­men­cé à être connue et à don­ner des ate­liers, on m’a de­man­dé de me lan­cer en im­mer­sion à Saint-vi­tal.

Si j’avais ac­cep­té, j’au­rais pro­ba­ble­ment fi­ni à la di­rec­tion d’une école. J’ai re­fu­sé. Je ne croyais pas que ce sys­tème conve­nait à mon ca­rac­tère et à ma phi­lo­so­phie. Is­sue d’un sys­tème comme ce­lui de l’al­liance française, où on étu­die la langue seule­ment et le reste on l’ap­prend dans notre langue ma­ter­nelle, je ne me voyais pas réus­sir dans ce sys­tème, en tout cas pas comme dans le sys­tème fran­çais.

Ce­pen­dant, il faut ac­cep­ter que grâce à l’im­mer­sion on voit à la té­lé des jeunes spor­tifs an­glo­phones qui s’expriment en fran­çais, des po­li­ti­ciens bi­lingues au ni­veau fé­dé­ral et même pro­vin­cial (Doug Ford est un malheu­reux contre-exemple) et une at­ti­tude plus po­si­tive à l’égard du fran­çais à tra­vers le Ca­na­da.

Il y a aus­si cette convic­tion à la­quelle vous te­nez : L’école ne peut pas tout, la mai­son est un foyer de culture es­sen­tiel…

C’est vrai que j’ai dit sou­vent que l’école ne peut pas tout faire. La mai­son reste le pre­mier foyer cul­tu­rel. Comme dit, à mon époque en­core, le foyer de mes élèves était bien plus sou­vent fran­co­phone que ce­lui des jeunes pa­rents d’au­jourd’ hui, qui sou­vent parlent deux langues ma­ter­nelles dif­fé­rentes et sont is­sus de deux cultures dif­fé­rentes. Le parent fran­co­phone doit s’en­ga­ger à créer un foyer cul­tu­rel, et le consi­dé­rer comme le com­plé­ment in­dis­pen­sable à ce que peut faire l’école fran­çaise.

En pas­sant, la tech­no­lo­gie mo­derne est l’ou­til par ex­cel­lence pour l’ac­com­plir. Chan­sons, films, pièces de théâtre, livres, poèmes : de nos jours, fa­ci­le­ment et sans ef­fort, tout est la por­tée de tous.

Après votre car­rière dans l’en­sei­gne­ment, vous avez rem­pli deux manda­tures à la Com­mis­sion sco­laire fran­co-ma­ni­to­baine…

La pre­mière de 2006 à 2010, la deuxième de 2010 à 2014. Je me suis re­pré­sen­tée une troi­sième fois en 2014, mais j ’ai été éli­mi­née. Au fond pour mon grand bien. J’ai alors fi­na­le­ment pris une vraie re­traite. J’ai ven­du ma mai­son à Win­ni­peg et dé­mé­na­gé à Ot­ta­wa, près de ma fille et de mes pe­tits-en­fants. Je me suis ache­té un tout pe­tit ap­par­te­ment à Athènes. Je vis six mois là-bas et six mois à Ot­ta­wa.

Il y a un pro­verbe grec qui dit que chaque obs­tacle est pour le mieux. Ma dé­faite en 2014 ne m’a ap­por­té que du mieux. Dé­cou­vrir la vie cultu­relle à Athènes en hi­ver, les îles grecques et les bai­gnades en été, vivre libre comme j ’au­rais ai­mé vivre ma jeunesse et dé­cou­vrir mon pays d’ori­gine. Dé­cou­vrir aus­si la ca­pi­tale de mon autre pays, le Ca­na­da. Ot­ta­wa est une très belle ville, avec ses mu­sées, ses parcs. Et puis il suf­fit de tra­ver­ser le pont pour se trou­ver au Qué­bec, pour prendre le train et des­cendre à Mon­tréal, une autre belle ville.

La ma­nière dont vous êtes de­ve­nue com­mis­saire d’écoles vaut d’être racon­tée…

Je me suis lan­cée – en­core une fois – par pur ha­sard. La DSFM offre tra­di­tion­nel­le­ment une pe­tite fête d’adieu à ses en­sei­gnants qui partent à la re­traite et qui doivent faire un pe­tit dis­cours de re­mer­cie­ment, par­fois long et en­nuyant. On était en juin 2006.

Pour ne pas fa­ti­guer mes col­lègues pré­sents à cette soi­rée d’adieu, j’ai fait un dis­cours un peu lou­foque où je me pré­sen­tais comme le Wayne Gretz­ky de l’édu­ca­tion au­quel les co­mi­tés sco­laires of­fraient des con­trats d’un mil­lion pour al­ler en­sei­gner dans leur école. Et j’ai fi­ni par cette bou­tade : Vous n’en avez pas fi­ni avec moi! Qui sait si l’en­vie ne va pas me prendre de faire de la po­li­tique et de me pré­sen­ter comme com­mis­saire.

Rires, ap­plau­dis­se­ments. Un verre de vin à la main, je re­ce­vais les fé­li­ci­ta­tions des col­lègues quand la com­mis­saire Yo­lande Du­puis – ma grande amie par la suite – s’est ap­pro­chée de moi et m’a an­non­cé qu’ il y avait des élec­tions en oc­tobre et que je de­vrais me pré­sen­ter comme com­mis­saire. Le pré­sident la com­mis­sion, Ber­nard Le­sage, m’a lui aus­si en­cou­ra­gée de me pré­sen­ter aux élec­tions comme com­mis­saire de la ré­gion ur­baine. Flat­tée, je leur ai ex­pli­qué que ce n’était vrai­ment pas mon in­ten­tion.

Certes j’ad­mi­rais leur tra­vail et leur dé­voue­ment, mais je ne suis ab­so­lu­ment pas po­li­ti­cienne, je suis juste une pé­da­gogue. Des col­lègues pré­sents ce soir-là et des pa­rents de la division m’ont en­cou­ra­gée à leur tour en me di­sant que jus­te­ment, ils veulent un pé­da­gogue comme com­mis­saire, quel­qu’un qui com­prend leur tra­vail.

Était aus­si pré­sent un jour­na­liste de La Li­ber­té, mon cher Da­niel Ba­huaud, un an­cien élève, un ami, qui m’a par la suite ap­pe­lée pour me dire à son tour : Lefco, nous vou­lons une pé­da­gogue comme com­mis­saire, as­sez avec les po­li­ti­ciens.

Dans son ar­ticle la se­maine sui­vante, avec mon ac­cord ta­cite, il écri­vait : Les ru­meurs sont que l’en­sei­gnante à la re­traite Lefco Doche songe se à pré­sen­ter aux élec­tions comme com­mis­saire.

Avec ma fille on avait loué cet été-là un cha­let à la plage Al­bert. Qui dit plage Al­bert dit ren­contres entre franco­phones qui lisent La Li­ber­té.

Des gens qui avaient lu l’ar­ticle en pre­mière page à leur tour m’ont en­cou­ra­gée à me pré­sen­ter. L’idée a commen­cé à ger­mer dans ma tête. Mais il y avait un obs­tacle de taille : je ne sa­vais pas conduire. C’est un han­di­cap je l’ad­mets, mais en­core au­jourd’ hui la marche me tient en forme. Com­ment irais-je aux réunions?

Com­mis­saire : un beau mais im­pos­sible rêve. Ou­blions. Fin août, quelques jours avant la date bu­toir du dé­pôt des can­di­da­tures, un col­lègue qui vou­lait du bien à la DSFM et qui croyait en moi, est ar­ri­vé chez-moi avec un cas­seau plein de lé­gumes de son jar­din et la fa­meuse feuille de can­di­da­ture. Il m’a presque or­don­né de la remplir, en m’as­su­rant que tout s’ar­ran­ge­rait pour le pro­blème de voi­ture. Il avait rai­son. Ain­si j’ai connu Mi­chel Bou­cher, can­di­dat lui aus­si et com­mis­saire par la suite. Une mer­veilleuse col­la­bo­ra­tion et ami­tié ont alors dé­bu­té. Il m’a mise à l’aise, il est ve­nu me cher­cher pour toutes les réunions pen­dant deux man­dats. C’est aus­si cette bien­veillance des Fran­co-Ma­ni­to­bains qui m’avait sé­duite et fait ai­mer ce que je fai­sais.

Vous avez sans doute dû vivre une autre pé­riode d’ap­pren­tis­sage?

Ef­fec­ti­ve­ment il y a d’abord eu le défi d’ap­prendre com­ment fonc­tionnent les réunions, de com­prendre l’autre cô­té de la mé­daille, de sai­sir les nuances po­li­tiques et les dé­ci­sions qu’il fal­lait prendre, de tra­vailler et de m’en­tendre avec des vé­té­rans de la DSFM qui avaient connu les dé­buts dif­fi­ciles de la com­mis­sion sco­laire. C’est sûr que je suis res­tée l’en­sei­gnante avant tout et la pé­da­gogue que j ’étais tout en ap­pre­nant les subtilités de mon nou­veau rôle pen­dant mes deux man­dats.

C’est sûr que j’in­ter­ve­nais sou­vent pour l’élève, pour l’en­sei­gnant. C’est sûr que nous avons eu à nos réunions des pré­sen­ta­tions des dif­fé­rents co­or­don­na­teurs de la DSFM qui ex­pli­quaient aux com­mis­saires ce qui se fai­sait en classe, en pro­gram­ma­tion, en éva­lua­tion et en ani­ma­tion cultu­relle.

C’est sûr aus­si que nous avons embau­ché des di­rec­teurs gé­né­raux aus­si bons ad­mi­nis­tra­teurs que pé­da­gogues et qui ont trans­for­mé la division dans ce qu’elle est au­jourd’hui : so­lide et très bien gé­rée.

Ma pré­sence aux réunions des co­mi­tés sco­laires a été je crois très ap­pré­ciée. Je leur ap­por­tais le point de vue de l’en­sei­gnante, ain­si que mon ex­pé­rience des élèves et des dif­fé­rentes ac­ti­vi­tés aux­quelles le co­mi­té pourrait par­ti­ci­per. J’ai créé des ami­tiés sin­cères avec des co­mi­tés sco­laires qui ne me connais­saient pas, comme ceux de l’école Pré­cieuxSang ou de l’école Ta­ché.

J’ai été, je pense, la com­mis­saire que les pa­rents vou­laient, c’est-à-dire la per­sonne qui vou­lait va­lo­ri­ser l’en­sei­gnant en ex­pli­quant son tra­vail par­fois dif­fi­cile en classe. Tou­jours il s’agis­sait de sou­li­gner que, fi­na­le­ment, nous sommes tous là , com­mis­saires, ad­mi­nis­tra­teurs et ensei­gnants pour l’élève et pour per­sonne d’autre.

Dans cet es­prit de so­li­da­ri­té, il y a bien un ou deux conseils que la pé­da­gogue en vous aime tou­jours par­ta­ger, que ce soit à des jeunes, des adultes, des profs…

J’aide sou­vent mes pe­tites filles avec leurs pro­jets d’école, tous re­mis à l’or­di­na­teur et avant mi­nuit pour une cer­taine date. Cu­rieuse, je leur de­mande la note qu’elles ont re­çue. Sou­vent j’ai la même ré­ponse.

À sa­voir que deux se­maines plus tard, les pro­jets ne sont tou­jours pas cor­ri­gés parce que le prof n’a pas mis la note sur l’in­ter­net.

Si j’ai un con­seil à don­ner aux en­sei­gnants, c’est d’éva­luer en pe­tites por­tions, de cor­ri­ger aus­si vite que possible, de re­mettre la note quand le pro­jet est en­core chaud.

Car deux se­maines plus tard les élèves ont per­du l’in­té­rêt et il n’y a plus moyen de re­ve­nir et de faire des correc­tions sur un ap­pren­tis­sage.

J’éva­luais sou­vent, chaque pe­tite uni­té en­sei­gnée de­ve­nait un test. Je cor­ri­geais quand c’était pos­sible avec les élèves pour di­mi­nuer le mon­tant de mes cor­rec­tions à la mai­son, mais aus­si pour im­pli­quer les élèves. Le reste, je le cor­ri­geais vite et re­met­tais le tout en moins de trois jours.

Les élèves m’ap­pe­laient Spee­dy Gonzales, sur­nom que je pre­nais comme un com­pli­ment. Un autre con­seil aux en­sei­gnants se­rait d’uti­li­ser toutes les oc­ca­sions de dé­ve­lop­pe­ment pro­fes­sion­nel que la division ou l’école offre pour res­ter à la fine pointe en pé­da­go­gie, en ges­tion de classes, en nou­veau pro­gramme.

N’ar­rê­tez ja­mais de vous re­cy­cler, de vous amé­lio­rer dans tout ce qui est nou­veau pour faire réus­sir vos élèves. Et bien sûr vi­vez pas­sion­né­ment la culture fran­çaise, car votre pas­sion se trans­met­tra à vos élèves.

Aux élèves j’ai en­vie de dire : uti­li­sez la tech­no­lo­gie avec dis­cer­ne­ment, ne de­ve­nez pas ac­cro à votre téléphone, à votre fa­çon de com­mu­ni­quer au dé­tri­ment de la lec­ture.

S’il vous plaît, li­sez, li­sez beau­coup si vous vou­lez avoir le vo­ca­bu­laire pour dire des choses, pour convaincre, pour bien écrire, pour réus­sir. Aux pa­rents je n’hé­site pas à rap­pe­ler que l’école ne peut pas tout faire.

Li­sez en fran­çais vous aus­si et uti­li­sez la tech­no­lo­gie pour ame­ner la culture fran­çaise dans votre mai­son. Vous pou­vez faire ve­nir et ap­pré­cier tout un monde fran­co­phone de films, de pièces de théâtre, de chan­teurs, pour va­lo­ri­ser, faire ap­pré­cier et sur­tout ai­mer cette belle langue que vos en­fants ap­prennent dans nos écoles.

Il y a sû­re­ment une ci­ta­tion que la pé­da­gogue fé­rue de lit­té­ra­ture affectionne pour don­ner tout son poids à un bon con­seil…

J’aime beau­coup les ci­ta­tions chi­noises de Con­fu­cius, que je trouve pleines de sa­gesse. Trois traits d’es­prit qui illus­trent bien ce que j ’ai été comme en­sei­gnante me viennent en tête : Où que tu ailles, vas-y de tout ton coeur; dis-moi et j ’ou­blie­rai; montre-moi et je me sou­vien­drai peut- être. Im­plique-moi et je com­pren­drai; Conserve l’an­cien tout en pre­nant acte du nou­veau.