Présenté le 1er octobre au Musée canadien pour les droits de la personne, l’évènement — organisé par le programme EmpowerMen — a réuni survivantes, experts et alliés pour rappeler que la lutte contre l’exploitation sexuelle passe aussi par les hommes, invités à s’impliquer dans la réduction de la demande qui alimente ce système.
Charlie est âgée de huit ans quand un membre de sa famille l’emmène en balade. Il lui promet alors des bonbons, un animal en peluche.
Seulement, Charlie n’est pas en route pour la fête foraine, le parc ou le zoo.
Charlie est envoyée dans une pièce, avec un inconnu.
Un inconnu, « qui a payé pour une demi-heure ».
L’histoire de Charlie et celles de deux autres survivantes, Mallory et Raine, sont racontées à travers le film documentaire Butterfly: Into the Maze of Human Trafficking réalisé par Viveka Melki.
L’on y découvre donc l’histoire de trois Canadiennes qui ont été victimes de traite et d’exploitation sexuelle et qui poursuivent aujourd’hui leur progrès sur le chemin de la guérison.
Le documentaire était projeté gratuitement le 1er octobre au Musée canadien pour les droits de la personne.
C’est sous l’impulsion du programme EmpowerMen que l’évènement a vu le jour.
Intitulée Hidden in Plain Sight: Navigating the Maze of Human Trafficking, la soirée s’est inscrite dans la lignée du travail de l’organisme qui est de sensibiliser et éduquer les hommes, au sujet de l’exploitation sexuelle et de la traite d’êtres humains, afin qu’ils prennent part à la solution.
À la suite de la projection du film, un panel de discussion s’est tenu.
L’on retrouvait donc sur scène Viveka Melki, Hennes Doltze, responsable de projet pour EmpowerMen ainsi que Raine, une survivante métisse de Winnipeg et Grandmother Chickadee Richard, une aînée autochtone reconnue notamment pour ses contributions à l’éducation au Manitoba.
« C’est l’un des évènements les plus originaux auquel j’ai eu l’occasion de participer », indique Viveka Melki, qui travaille depuis cinq ans maintenant à raconter en images les horreurs derrière l’exploitation sexuelle.
Elle explique que la prévention est toujours la meilleure arme pour lutter contre un type de crime encore trop présent au Canada.
Les dernières données de Statistique Canada remontent à 2023, et faisaient état de 570 cas rapportés aux services de police. Des chiffres bien loin de la réalité.
Un mal caché
En effet, le rapport indique que les statistiques indiquées ne donnent qu’une idée partielle de la réalité au pays. Notamment en raison de la nature cachée et sous-déclarée de ce type de crime.
L’identification de cas de traite de personnes dépend aussi de plusieurs choses, de l’expertise des policiers, mais aussi de la capacité des victimes à reconnaître et signaler leur expérience.
Ce qui peut parfois poser un problème, selon la réalisatrice.
« Contrairement aux idées reçues, la traite des personnes ne se fait pas toujours à travers un kidnapping. On parle souvent de Romeo Trafficking. La victime tombe amoureuse de son bourreau. C’est aussi parfois difficile pour les survivantes de reconnaître qu’elles ont été victimes. Elles pensent parfois qu’elles étaient consentantes, que c’était par amour… »
Et même si elles ont conscience de ce qui est en train de leur arriver, les données partagées par Alberta Law Enforcement Response Team (ALERT) indiquent que les victimes, dans la majorité des cas, ne dénoncent pas leurs trafiquants par peur de représailles, ou simplement par manque de confiance envers les forces de l’ordre.
Un manque de confiance d’autant plus marqué lorsque les victimes sont issues des communautés autochtones qui sont d’ailleurs les personnes les plus vulnérables.
Une vulnérabilité que Grandmother Chickadee attribue à l’histoire coloniale du pays, et du Manitoba.
« C’est en partie dû à l’histoire qui nous a été imposée. Les femmes ne sont plus sacrées, considérées comme sacrées. Aujourd’hui nous sommes une marchandise, nous sommes jetables. Et ce n’est pas juste. »
À cela, il faut ajouter que les trafiquants opèrent au sein de circuits.
Comprenez, par-là, qu’une victime peut être en Alberta pendant une semaine ou deux, puis en Ontario, ou au Manitoba.
Aussi, comme le résume parfaitement Viveka Melki : « Le lien est très difficile à établir. Pour un policier qui contrôle une voiture, si de la drogue est trouvée, la preuve est là. Mais s’il y a une femme sur le siège passager, c’est une tout autre histoire : est-ce son chum, son cousin, son trafiquant? »
L’offre et la demande
C’est une loi toute simple, celle de l’offre et de la demande.
Elle met ici en lumière une facette dérangeante de la société, une facette qui fait honte et que l’on préfère ignorer. En particulier dans les pays développés comme le Canada.
Même si, et il faut le noter, la traite d’êtres humains et l’exploitation sexuelle ne sont pas des phénomènes endémiques au Canada.
C’est un problème répandu partout dans le monde.
Raine, Winnipégoise et métisse de la rivière Rouge est l’une des survivantes que l’on rencontre dans le documentaire.
À l’âge de 12 ans, sa mère tente d’échapper à une relation abusive et Raine, étant considérée « à risque » par les Services à l’enfant et à la famille, se retrouve placée dans un foyer collectif. C’est là qu’elle sera exploitée.
Pour elle, la solution est claire : « Il faut s’attaquer au trafic d’êtres humains à la source. Et ce ne sont pas les trafiquants, mais ceux qui consomment. Ceux qui payent. »
À savoir que dans le monde, la traite d’êtres humains constitue le deuxième crime le plus lucratif derrière la vente de stupéfiants.
Il faudra pardonner la froideur de cette phrase, mais l’on estime qu’une femme représente environ 200 000 $ par an pour un trafiquant.
Ces derniers constituent alors ce que la police appelle « a stable », une étable donc, composée de plusieurs femmes. L’argent encaissé peut alors atteindre des sommes très importantes.
Alors pour s’attaquer à la source du problème, il faut pouvoir faire de la sensibilisation, de la prévention et inviter les hommes à prendre part à la solution et non plus au problème.
C’est là qu’EmpowerMen, un programme du Ma Mawi Wi Chi Itata Centre, rentre en jeu.
« Nous tentons d’élargir la conversation et d’y inclure les hommes, le rôle qu’ils jouent dans tout ça », explique Hennes Doltze.
Il souligne que les consommateurs, au même titre que ceux qui exploitent, sont principalement des hommes. Et que le travail du programme commence dans les écoles.
« Nous parlons des risques liés à l’exploitation, de trafic, d’extorsion aussi, pour les aider à prévenir et à ne pas devenir des victimes. Mais nous voulons aussi avoir des conversations avec les hommes et les garçons en particulier. »
Alors pour cela, encore faut-il pouvoir parler de sexe dans nos écoles.
Si ce n’est pas un problème ici au Manitoba, ce n’est pas le cas partout au pays. En Saskatchewan, par exemple, ce n’est pas faisable.
« Nous intervenons à l’école dès l’âge de 9 ans. Nous utilisons bien sûr un langage qui est adéquat pour leur âge, mais aussi compréhensible. »
Au-delà des écoles, le programme d’EmpowerMen est également mis en place dans le monde des services sociaux, auprès des infirmières, des agences communautaires, et des recherches sont également menées.
« Il y a un sentiment de droit, de pouvoir », et si la Loi C-36 (2014) stipule que l’achat de services sexuels constitue une infraction criminelle au Canada, trop souvent encore « les hommes considèrent que c’est un crime sans victime ».
En toile de fond, il faut parvenir à redéfinir, au sein de la société, ce que cela signifie d’être un homme, ce qu’est la masculinité.
« Certaines notions sont dommageables. Par exemple, il n’est pas mal vu de se rendre dans des clubs de strip-tease. Nous voulons changer ces mentalités en pointant du doigt ce qu’il se passe derrière le rideau avec les personnes qui sont exploitées. »
Il s’agit aussi d’interroger les hommes sur leurs valeurs, leurs relations aux femmes, au sexe, à la pornographie, qui contribue à renforcer le problème.
« C’est un long processus, nous devons rendre nos voix plus fortes. Tout le monde, à son niveau, peut contribuer à faire changer les choses. »
Un sujet difficile, mais des sourires
Malgré la nature du sujet qui était abordé ce 1er octobre au MCDP, et en dépit de ce qu’a pu vivre Raine, c’est avec le sourire qu’elle quittait la scène ce soir-là.
« Je vois bien que je suis en colère dans le documentaire, mais je ne suis plus autant en colère aujourd’hui. C’est important d’être patient et gentil envers soi-même. »
Dans cette conclusion, l’on retrouve un peu de la symbolique du papillon, utilisé par Viveka Melki pour illustrer le propos de son film, qui, au-delà de l’immonde, parle aussi de guérison.
« Pour devenir un papillon, la chenille doit faire preuve de courage et lutter pour s’échapper de son cocon. Ces femmes, elles ont été exploitées, elles étaient des chenilles. Aujourd’hui, elles sont des papillons. »
Le film documentaire est disponible gratuitement sur Telus Originals
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