Attendu depuis que le gouvernement de Mark Carney est au pouvoir, le budget fédéral a été présenté cette semaine et les nombres sont désormais connus.
– Pour 2025-2026, le déficit projeté est de 78,3 milliards $, soit 2,5 % du PIB. C’est plus que les 61,9 milliards $ présentés en décembre 2024 lors de l’énoncé économique de l’automne.
– 507,5 milliards $ de revenus sont projetés pour 2025-2026, les dépenses sont de 585,9 milliards $.
– Un taux de croissance du PIB réel de 1,1 % est attendu en 2025. La croissance du PIB réel devrait s’établir à 1,2 % et 2 % en 2027.
Ce budget est également tiré par des « investissements générationnels » comme l’a dit François-Philippe Champagne, ministre des Finances, dans son allocution.
Cinq secteurs notamment profitent d’investissements majeurs : les infrastructures (115 milliards $ sur cinq ans), productivité et compétitivité (110 milliards $ sur cinq ans), la défense et sécurité (30 milliards sur cinq ans), le logement (25 milliards $ sur cinq ans) et le soutien aux industries stratégiques notamment impactées par les droits de douane (5 milliards $ sur six ans).
Patrick Leblond est titulaire de la Chaire CN – Paul M. Tellier en entreprises et politiques publiques et professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa.
Selon lui, ce premier budget du gouvernement libéral répond à un contexte économique complexe, notamment lié aux relations internationales, mais attend de voir si le Fédéral pourra vraiment faire tout ce qu’il promet.
« On met l’emphase sur l’énergie, les infrastructures, les minéraux critiques, la défense, le logement. Donc, on veut tout faire, mais on ne veut pas non plus défoncer le budget. Et là, la question qui va se poser, c’est : est-ce que c’est suffisant pour arriver là où on doit arriver?
« Pour l’instant, je me dis que M. Carney devra démontrer qu’effectivement, tout ça, va se matérialiser. Parce que c’est une chose de faire ses annonces, mais après, il faut livrer la marchandise ».
« Est-ce suffisant? »
Un jeu d’équilibriste se présente donc devant le gouvernement fédéral qui doit aussi limiter ses dépenses et sauver de l’argent.
Pour ça, le budget fédéral a notamment avancé que le nombre d’employés de la fonction publique fédérale devrait diminuer d’environ 40 000 (soit 10 %).
En immigration aussi, des diminutions sont à prévoir, notamment la cible d’admissions de nouveaux résidents temporaires (travailleurs et étudiants) sera réduite. Elle passera à 385 000 en 2026 et à 370 000 en 2027 et en 2028, comparativement à 673 650 en 2025.
Patrick Leblond, qui est aussi professeur affilié au Département des affaires internationales de HEC Montréal, reste donc perplexe.
« Je vois plein de choses intéressantes dans ce budget, mais la cohérence d’ensemble, la vision de ce qu’on veut faire du Canada, autant au niveau national qu’au niveau international, là, il y a encore, selon moi, des points d’interrogation. »
« Est-ce que ça va être suffisant? », répète Patrick Leblond.
« Étant donné, justement, les stress économiques qu’on vit en ce moment et surtout l’incertitude. Est-ce que ce budget-là va être suffisant pour réduire l’incertitude et encourager le secteur privé à investir et à planifier pour le long terme? Ça, c’est la grande question. »
Le groupe de réflexion indépendant, The Conference Board of Canada, semble aller aussi dans ce sens dans son analyse du budget fédéral de 2025.
« Le gouvernement fédéral investit dans l’avenir économique du Canada, mais il est trop tôt pour déterminer si les coûts considérables engagés porteront leurs fruits à long terme et s’ils se traduiront par la croissance soutenue dont le pays a besoin. »
Coûts considérables
The Conference Board of Canada signale aussi une stratégie qui « accorde moins d’attention à certains volets importants comme l’accessibilité financière, le développement des compétences et les mesures en santé. »
Justement, Patrick Leblond aurait également aimé en entendre plus sur la création de nouveaux revenus.
« J‘aurais peut-être commencé à augmenter la TPS par exemple de 1 % au niveau de la consommation, surtout si on exclut des biens de base. Notamment en sachant très bien que la TPS est quand même une taxe progressive, c’est-à-dire qu’en général, ce sont les plus riches qui en paient le plus, parce que ce sont eux qui consomment le plus. »
En revanche, un secteur qui bénéficie d’investissements majeurs, c’est bien le secteur de la défense.
Le Chapitre 4 de ce budget, Préserver la souveraineté et la sécurité du Canada, prend en effet une place importante dans le document du gouvernement.
En tout, ce sont de nouveaux investissements de 82 milliards $ sur cinq ans. La plupart ont été annoncés il y a quelques semaines et sont désormais concrets.
Le pays a notamment haussé ses dépenses en matière de défense afin d’atteindre dès 2025 « la cible de 2 % du produit intérieur brut (PIB) fixée par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et pour que le Canada soit en bonne voie d’investir 5 % de son PIB dans le secteur de la défense d’ici 2035. »
Le Canada renforce sa défense
Même si les sommes engagées sont importantes, Patrick Leblond y voit un rattrapage bienvenu.
« Il ne faut pas le voir seulement d’un point de vue économique, il faut le voir d’un point de vue sécuritaire », lance le professeur agrégé « Ça fait des décennies, malheureusement, qu’on dit que les Forces armées canadiennes sont sous-financées. Donc là, on a un déficit d’infrastructures, d’équipements, etc., qui n’aident pas non plus au niveau du recrutement.
« Quand les nouvelles recrues arrivent, et qu’elles voient des équipements désuets, des logements désuets, du matériel qui ne fonctionne pas, etc., elles se disent que ce n’est pas super intéressant… En fait, ça envoie le message que les forces armées ne sont pas importantes pour le Canada.
Selon moi, les menaces augmentent, et je pense qu’on ne peut plus vraiment se fier sur les Américains. »
Paul Makdissi, professeur au département d’économie de l’Université d’Ottawa, n’est pas sur cette longueur d’onde. Interrogé avant le dévoilement du budget, il trouvait que la cible, surtout, des 5 % n’était pas pertinente économiquement.
« Les États-Unis ne dépensent pas ça. Et l’on parle des États-Unis, c’est les champions des dépenses militaires », fait-il remarquer.
Selon le Département américain de la Guerre, en 2024, les dépenses américaines pour la défense représentaient 2,4 % de son PIB. Et c’est une tendance à la baisse. C’était 3,1 % en 2020 et 4,5 % en 2010.
« Bien sûr, le Canada a dépensé plus que ça pendant la Seconde Guerre mondiale en proportion du PIB. Mais les dépenses militaires, il y a une partie qui va à de l’équipement qui est périssable. Les munitions, ça a une durée de vie.
« Donc, investir longtemps à l’avance en cas de guerre dans les dépenses militaires, c’est un peu de gaspillage. On doit avoir une bonne base. Et peut-être qu’augmenter à 2 %, ça peut être justifié. Mais le 5 %, c’est plus élevé que ce qu’on n’a jamais vu. Et c’est probablement beaucoup trop », souligne Paul Makdissi.
Quel appui politique?
En attendant, toutes ces décisions devront passer et être débattues en Chambre. À date, il manquerait théoriquement deux voix aux libéraux pour que ce budget soit adopté. En effet, tout récemment, le député conservateur Chris d’Entremont a quitté le Parti conservateur de Pierre Poilievre pour rejoindre les rangs de Mark Carney.
Même si les partis d’opposition n’ont guère apprécié la majorité des mesures présentes dans la stratégie libérale, Patrick Leblond n’imagine pas que le budget ne passe pas. Le gouvernement devrait passer à travers d’une série de votes de confiance.
« D’après ce que j’ai lu jusqu’à maintenant, il semble que les conservateurs et le Bloc Québécois vont voter contre pourvu qu’ils soient certains que le Nouveau Parti démocratique vote pour. C’est-à-dire que d’un côté, il n’y a personne qui veut forcer une élection et qui veut être pointé du doigt pour l’avoir fait. De l’autre côté, ils veulent avoir les points politiques pour dire qu’ils se sont opposés. »


