Alors que l’administration Trump menaçait la souveraineté et l’économie canadiennes, des messages accusatoires et semant la division ont été omniprésents tout au long de la saison électorale. La semaine dernière, des sondages montraient même que deux tiers des Canadiens perçoivent les relations entre les libéraux et les conservateurs comme mauvaises.
Mais le pays est-il aussi divisé qu’on le perçoit? Selon les experts, bien que la polarisation soit certainement à la hausse, il y a des raisons d’être optimiste. La Liberté s’est entretenue avec Eric Merkley, professeur adjoint de sciences politiques à l’Université de Toronto, et Aengus Bridgman, directeur de l’Observatoire de l’écosystème des médias et professeur associé à l’Université McGill, pour nous aider à mieux cerner ce sujet complexe.
Qu’est-ce c’est, la polarisation?
« Ce que les gens veulent dire lorsqu’ils parlent de polarisation aujourd’hui, c’est ce que la littérature appelle la polarisation affective », explique Aengus Bridgman. « C’est l’idée que vous n’aimez pas les gens qui ont des opinions politiques différentes des vôtres. »

Au fur et à mesure que cet effet se fait sentir, les gens se sentent plus favorables aux personnes de leur propre camp politique, alors qu’ils sentent plus d’hostilité envers ceux du camp opposé.
Cette facette de la polarisation politique rend la conversation de plus en plus difficile entre les citoyens qui s’identifient aux idéologies opposées. Mais la recherche s’intéresse également à d’autres types de polarisation.
Comprendre la polarisation
Certains experts étudient plutôt l’effet de polarisation qui survient lorsque les gens se rapprochent de plus en plus des extrêmes du spectre politique.
D’autres chercheurs considèrent la polarisation comme une division sociale, où des personnes d’identités diverses se rangent dans des catégories sociales et politiques et créent un fossé entre les membres des divers groupes sociaux.
La polarisation diffère aussi de la radicalisation, qui est le phénomène par lequel les gens adoptent des idées et des opinions qui vont en dehors des attentes de leur système politique et juridique. Les individus radicalisés peuvent envisager plus fortement d’enfreindre la loi dans l’intérêt de leurs idées politiques.
Aengus Bridgman explique que si ces deux effets peuvent fonctionner en tandem, il est possible d’être « radicalisé et non partisan », c’est-à-dire que l’identité radicale ne dicte pas une orientation politique spécifique.
D’où vient la polarisation?
Selon nos deux experts, il existe une idée fausse selon laquelle la polarisation politique est un phénomène relié seulement aux réseaux sociaux. Cependant, même parmi les chercheurs dans ce domaine, les réseaux sociaux sont un point de désaccord académique.
Pour mettre ça en perspective, nous devons comprendre d’où vient la polarisation. Eric Merkley, explique que la polarisation commence par les partis politiques eux-mêmes et qu’il s’agit d’un processus qui dure depuis quelques décennies déjà.
Selon lui, la polarisation a commencé à s’accentuer dans les années 80 et 90. « Auparavant, la politique des libéraux et des conservateurs était très peu différenciée, surtout sur les questions économiques, » explique-t-il.
« Au fil du temps, pour se distinguer du NPD, le Parti libéral s’est orienté vers la gauche. Avant cette divergence, les libéraux et les conservateurs occupaient pratiquement le même espace politique. Mais lorsque les libéraux se sont rapprochés du NPD et que les conservateurs se sont éloignés vers la droite, les attitudes du grand public ont suivi. »
Désaccord idéologique
En conséquence, la base des partis est devenue plus distincte sur le plan idéologique, puisque les gens s’identifiaient aux partis qu’ils soutenaient. Mais les Canadiens voyaient de moins en moins leurs convictions reflétées dans l’autre camp.
« Mon argument est que nous sommes plus enclins à détester nos adversaires politiques à cause d’un désaccord idéologique, ce qui explique la différence entre les conservateurs et les autres partis. On a vu les sentiments entre les partisans des libéraux et des néodémocrates se réchauffer au fil du temps parce qu’ils sont devenus plus semblables et plus à gauche dans leurs convictions. »
Mais ce n’est pas tout. Ces dernières années, les chercheurs ont remarqué une influence sur la polarisation politique provenant des États-Unis.
Un exemple notable : les sentiments des Canadiens à l’égard du vote par correspondance. Lors de l’élection présidentielle américaine de 2020, des bulletins de vote par correspondance comptabilisés plus tard ont finalement fait pencher la balance en faveur de Joe Biden. C’est de là qu’est apparue la fausse réclamation par Donald Trump et ses partisans que c’était une manière frauduleuse de voter.
« Au Canada, les votes par correspondance n’ont jamais été controversés, même pas un peu. C’est une façon normale de voter. Mais certaines études montrent que les attitudes des Canadiens de droite à l’égard du vote par correspondance sont devenues plus polarisées et préoccupées. La seule façon dont ça a pu se produire est la contagion des États-Unis. »
Mais si les médias américains influencent sans aucun doute la polarisation au Canada, la littérature est moins catégorique en ce qui concerne les effets des réseaux sociaux.
Plusieurs facteurs brouillent le tableau. « On regarde ce qui se passe sur les réseaux sociaux et on s’en sert comme d’un indicateur de ce que pense le public. On y trouve beaucoup de toxicité, et on déduit donc que certaines personnes sont polarisées et que c’est à cause des médias sociaux. »
L’effet des réseaux sociaux
Mais ce que nous observons, explique Eric Merkley, ce sont des effets de sélection. Les personnes polarisées sont plus susceptibles d’utiliser les réseaux sociaux et de se servir des plateformes en ligne pour diffuser des contenus incendiaires et partisans.
« C’est une question empirique délicate. Si on veut dire que les médias sociaux sont polarisants, on doit trouver des personnes qui ne sont pas polarisées, qui ont ensuite utilisé les réseaux et qui sont devenues plus polarisées en conséquence, plutôt que de constater que les personnes polarisées utilisent simplement davantage les réseaux. »
Si les plateformes sociales sont effectivement polarisantes, la question suivante est de savoir comment elles le sont exactement, et il n’y a pas d’accord académique sur ce point non plus. Certains chercheurs affirment que ce phénomène est exacerbé par l’effet des chambres d’écho, qui arrive lorsque les algorithmes n’exposent les utilisateurs qu’à leurs propres idéologies. D’autres disent que les gens sont effectivement exposés à l’autre camp en ligne, mais plutôt à une image déformée de l’idéologie opposée.
Mais en fin de compte, selon les propres recherches d’Eric Merkley et à cause de l’ambiguïté des résultats des études, il dit qu’il est peu probable qu’il y ait un lien entre les médias sociaux et la polarisation.
« Je pense que des individus qui sont déjà polarisés et vont sur les réseaux, ce qui ne fait qu’empirer leur situation, » explique-t-il. « Mais la plupart des gens n’utilisent pas les réseaux pour parler de politique, et beaucoup de gens ne sont pas sur les réseaux. On doit tenir compte du fait que la polarisation est un processus qui dure depuis plusieurs décennies, bien avant que les médias sociaux n’existent. »
« Les réseaux sociaux ont certainement des effets sur nous. Ils favorisent probablement un plus grand cynisme politique, et il y a d’autres choses dont on doit se préoccuper avec ces plateformes. Mais j’essaie de les séparer de la polarisation. »
Mais cette conclusion n’est pas satisfaisante pour Aengus Bridgman.
Plus de polarisation après plus de temps en ligne?
« Je savais qu’il dirait ça, » dit-il en riant. « Il pense que ça n’a pas d’importance parce que la littérature sur le comportement politique à grande échelle ne montre pas de résultats. »
Aengus Bridgman est d’accord avec la tendance générale selon laquelle passer beaucoup de temps en ligne incite les gens à absorber des contenus hyperpartisans et rend leurs opinions plus extrêmes. Cependant, selon lui, les résultats de recherches académiques ne correspondent pas aux milliers de témoignages personnels qu’il a recueillis auprès de personnes ayant des proches qui se sont polarisés et radicalisés après avoir passé beaucoup de temps en ligne.
« Si on dit que les réseaux sociaux n’ont pas d’importance, on doit dire à toutes ces personnes que leurs proches seraient polarisés de toute façon et que ce n’était pas à cause de l’internet. Je ne pense pas que je pourrais regarder un parent qui me dit que son enfant a passé 12 heures par jour sur Fortnite et qu’il croit maintenant que les femmes sont inférieures aux hommes, et lui dire sans sourciller qu’il n’y a pas de lien. »
« Je pense que les effets ont tendance à être amplifiés chez un petit nombre de personnes, et il est clair qu’il y a beaucoup de radicalisation et de polarisation accrue qui se produisent. Mais un jour, Eric et moi aurons un débat public à ce sujet », dit-il avec un sourire.
La polarisation est-elle mauvaise?
Les deux experts s’accordent sur un point : la polarisation n’est pas nécessairement négative.
« La polarisation n’est pas mauvaise en soi, tant qu’elle n’est pas poussée à l’extrême », dit Eric Merkley.
« Pour qu’une démocratie soit active et engagée, il faut qu’il y ait des désaccords entre les gens sur la politique. Les élections doivent avoir des enjeux. Les électeurs devraient avoir des alternatives claires avec des visions différentes. Tout ça est inhérent à la polarisation. »
Dans une situation de dépolarisation, il n’y aurait pas de différence entre les partis. Les électeurs seraient enclins à voter pour un certain parti parce que c’est ce que leurs parents ou leur groupe social font. Et après tout, s’il n’y avait pas de différence entre les partis, signer une pétition ou participer à une manifestation – tous des signes d’une démocratie saine et impliquée – seraient également sans conséquence.
Démocratie vulnérable
Mais d’un autre côté, des niveaux élevés de polarisation créent des vulnérabilités dans une démocratie. Les citoyens sont plus disposés à discriminer les personnes avec lesquelles ils ne sont pas d’accord, ce qui crée des chambres d’écho hors ligne.
À un degré plus extrême, elle peut provoquer des ségrégations par profession et par quartier, comme on peut le voir aux États-Unis, où la polarisation est considérée comme très élevée. On y observe une « polarisation asymétrique », où un parti s’attaque aux fondements de la démocratie, et l’autre non. Cependant, lorsque les gens sont très polarisés, ils sont plus susceptibles de tolérer que leur parti enfreigne les normes démocratiques, créant plus de risques de déstabilisation de la démocratie.
Les institutions des États-Unis sont, par leur conception, plus exposées aux effets de la polarisation. Mais au Canada, notre système parlementaire peut nous rendre plus aptes à faire face aux pressions de ce phénomène.
« Il est facile pour les partis de mettre en œuvre leurs projets quand ils ont un gouvernement majoritaire. Il y a donc moins de frictions qui encouragent les élites politiques à enfreindre la loi et les normes démocratiques. »
Le diagnostic
En décembre, les intentions de vote pour les libéraux étaient de 16 %, contre 45 % pour les conservateurs. Trois mois plus tard, une semaine après le début de la saison électorale, les libéraux avaient dépassé les conservateurs dans les sondages. Pour Aengus Bridgman, ce retour étonnant montre clairement que notre pays n’est pas encore très polarisé.
« Si un pourcentage aussi élevé de l’électorat peut changer en si peu de temps, ça signifie que les gens allaient voter conservateur, mais qu’ils n’étaient pas passionnés par Poilievre ou Trudeau. Ça montre qu’ils pensaient que c’était la meilleure vision proposée pour l’avenir du pays, ce qui est le signe d’une plus faible polarisation. »
Bien qu’il soit d’accord, Eric Merkley est un peu plus sceptique quant à la durabilité de ce signe. Sous la direction de Mark Carney, le Parti libéral a commencé à se rapprocher du centre, notamment en revenant sur la taxe carbone. Comme il affirme que « lorsque les élites se polarisent, les gens se polarisent, » ce retour au centre pourrait être le signe d’une dépolarisation à plus long terme, surtout si cette stratégie est adoptée par les conservateurs et les conduit à choisir un dirigeant plus modéré à l’avenir.
Et après?
Cela étant dit, cette saison électorale a également mis en évidence certaines des faiblesses auxquelles le Canada pourrait être confronté. Comme prévu, les voix modérées en ligne ont été noyées par des conversations parsemées d’insultes et des memes incendiaires. Mais il s’agissait également des premières élections fédérales au cours desquelles les informations n’étaient pas aussi facilement accessibles en ligne à cause du blocage des nouvelles de Meta.
« Il existait auparavant ce qu’on appelle l’exposition fortuite aux nouvelles », explique Aengus Bridgman, « c’est-à-dire l’idée que si vous passez du temps en ligne, vous obtenez les nouvelles de diverses sources du simple fait d’être en ligne. »
La théorie voulait que ça ait un effet modérateur : les gens seraient exposés à des idées différentes grâce à cette exposition à de l’information.
Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. En fait, les facteurs qui polarisent les gens en ligne peuvent avoir un effet négatif sur les jeunes et les démotiver davantage à participer au processus démocratique.
« Les personnes âgées sont beaucoup plus polarisées que les jeunes, » dit Eric Merkley. « Les jeunes ne sont pas aussi partisans. »
Peut-on dépolariser?
Mais ils sont aussi plus marginalisés. Entre la pandémie, la crise financière et la guerre commerciale actuelle, les jeunes ont été davantage affectés, tout en se sentant moins entendus par la classe politique. Ces griefs, qui se répercutent des deux côtés du spectre politique, amènent les jeunes à perdre confiance dans le système et dans le pouvoir de leur vote.
Peut-on dépolariser? Peut-être. Bien qu’il n’existe pas de solution magique à la polarisation croissante, certaines propositions ont été faites. Certaines études ont montré qu’en montrant aux gens des images d’amitiés trans-partisanes, comme des politiciens opposés qui s’entendent bien, les perceptions erronées à l’égard de l’autre camp politique diminuent.
Pour Eric Merkley, la polarisation commençant chez les élites politiques, la dépolarisation devrait aussi commencer avec elles. Selon lui, il faut réorienter les incitations des partis vers un niveau de discussion politique plus sain.
Par exemple, il explique qu’avant l’introduction des réformes du financement politique par Jean Chrétien, les partis étaient principalement financés par les syndicats et les entreprises, qui essayaient de mettre leurs œufs dans plusieurs paniers. Mais lorsqu’une limite a été imposée au montant des dons des entreprises et des particuliers, les partis ont dû trouver d’autres sources de financement.
En 2015, lorsque le gouvernement Harper a officiellement mis fin aux subventions par vote, le régime de financement public du gouvernement, les partis n’ont eu d’autre choix que de recourir à des collectes de fonds massives.
Réforme électorale
« Si vous avez déjà figuré sur la liste de diffusion d’un parti, vous savez que c’est très frustrant », explique Eric Merkley. « Ils vous envoient des courriels très incendiaires, comme si c’était la fin du monde si l’autre camp gagnait. Ça a changé les incitations à la communication politique. »
Le rétablissement de certains éléments du financement public pourrait donc dissuader les partis de s’engager dans une rhétorique polarisante.
La réforme électorale peut être une autre option. Les gouvernements de coalition sont incités à être responsables et à modérer leur communication afin de ne pas s’aliéner les autres partis, au cas où ils deviendraient des collègues politiques.
« On doit réfléchir aux incitations qu’ont les politiciens à adopter un comportement provocateur, » conclut-il, « et essayer de modifier les règles et les institutions pour faire baisser la température. »