Par Antoine CANTIN-BRAULT.

Pourquoi, au fond, voulons-nous mesurer, enregistrer, réguler et perfectionner notamment notre nutrition, notre sommeil, notre activité au travail, nos activités physiques et, avec des agents conversationnels comme ChatGPT, notre langage et nos rapports aux autres?

Cette ambition de devenir machine a commencé, probablement, dès que l’être humain a inventé certaines technologies qui étaient plus puissantes, plus résistantes et plus performantes que ses propres capacités naturelles. Le rêve posthumain a alors commencé à germer : est-ce que l’être humain pourrait de lui-même se transformer pour être « meilleur » que ce qu’il est naturellement et dépasser ses propres limites?

La limite humaine s’appelle la finitude. La technologie fait alors rêver d’infinité, encore plus avec les machines, objets techniques capables de réguler leur propre énergie et capables, surtout, d’automatisation, c’est-à-dire de fonctionner indépendamment de l’action humaine elle-même. Les machines vivront plus longtemps et plus efficacement que les humains. La machine devient un idéal : la machine est parfaite au fond, sans rien en trop ni souffrant d’aucun manque.

À côté de ces machines, l’être humain ressent ce que Jean-Michel Besnier avait appelé la « honte prométhéenne ». C’est une honte pour l’humain que de constater que ses machines sont plus parfaites que sa propre personne, qui ne sait pas exactement combien d’heures passer devant un écran ou encore comment transférer l’information aux autres dans un langage clair qui permettra une réponse conforme et immédiate.

Heureusement, l’humain a inventé l’intelligence artificielle qui lui permet d’aspirer aujourd’hui à la perfection de la machine : s’exprimer immédiatement et parfaitement, sans devoir étudier plusieurs années pour approfondir l’usage de la langue et le contenu des connaissances. D’autres technologies lui sont tout aussi utiles : montres intelligentes, lits intelligents, réfrigérateurs intelligents, voitures intelligentes, médicaments de plus en plus puissants, etc.

Devenir machine permet parfois de créer de saines habitudes. Cependant, son plus grand danger est celui de l’uniformisation : la perfection à laquelle aspire la machine l’indifférencie de toute autre machine, c’est là d’ailleurs ce qui assure son efficacité. La machine est remplaçable, en partie et/ou en tout. La machine n’est précisément pas un in-dividu, c’est-à-dire quelque chose qui ne se divise pas, quelque chose qui est unique et se tient là dans le monde dans sa simplicité.

Nous avons en nous une vie intérieure riche et unique, une vie tremblante, parfois chaotique, parfois créative, certainement mouvementée. Cette rivière intérieure nous définit comme individu et nous rend « imparfait » si l’on pense que la perfection se mesure à l’efficacité et à la performance. Pourtant, elle nous fait vivre une vie humaine remplie d’expériences, de découvertes à la fois sur le monde et sur soi, une vie qui nous rend empathique à l’expérience des autres car elle nous éveille à la condition humaine.

Si nous ne pouvons que très difficilement aujourd’hui vivre sans machines, l’asservissement à la machine est une grande menace à cette vie intérieure. Sans cette vie intérieure, l’humanité ne peut espérer goûter au bonheur. La machine n’aura jamais accès au bonheur.