Par Anaïs NZELOMONA.

Le 1er septembre, maître Ruphine Djuissi a pris la tête de la section nationale des juristes d’expression française de l’Association du Barreau Canadien (ABC) pour un mandat d’un an. L’élection à ce poste exige au préalable d’être membre d’un barreau provincial, membre de l’ABC, puis de déposer une candidature examinée ensuite par différents comités internes. Après d’abord avoir été secrétaire, puis vice-présidente, c’est maintenant en tant que présidente qu’elle affiche une ligne claire : « lutter pour l’embauche de personnel bilingue dans la profession, et continuer à lutter pour l’accès à la justice en français ».

Son combat, elle l’inscrit dans une quête d’égalité réelle entre les communautés linguistiques. Elle souhaite que « les francophones puissent vivre et avoir les mêmes opportunités que les anglophones, sans avoir besoin d’aide, sans être assistés ».

Originaire du Cameroun, Ruphine Djuissi a pour mère une femme vaillante et brave dont le parcours de vie est, pour elle, à la fois une source de courage et une véritable inspiration. Au sein de sa fratrie, Ruphine Djuissi est désignée par son frère comme future avocate de la famille. Dans le tome 2, d’Autour d’Elles : Récits de femmes, un projet de l’Alliance des femmes de la francophonie canadienne (AFFC) qui recueille les parcours des femmes francophones canadiennes, l’avocate évoque son refus de se conformer aux normes. En effet, ne pas se laisser gouverner par ce qu’on attend d’elle, c’est même « génétique », s’amuse-t-elle à dire. 

À l’image de sa mère, Ruphine Djuissi s’affirme dans ses choix de vie ; le choix de son compagnon, la décision de quitter le Cameroun pour le Congo-Brazzaville avec l’homme qui deviendra plus tard son mari. Comme beaucoup de femmes, elle se met alors à porter plusieurs couvre-chefs. Elle est à la fois femme, mère, épouse et travailleuse. 

Diplômée en droit, c’est d’abord le droit du travail qu’elle pratique. En recherche d’une destination où s’aventurer avec sa famille, elle élimine d’abord l’Europe, puis les États-Unis, et fait le choix du Canada. 

L’arrivée à Winnipeg

« Je n’ai aucune famille au Canada, aucun lien, je vais aller là où je ne suis jamais allée et commencer quelque chose par moi-même. »

Une fois les démarches administratives en ordre, elle organise son arrivée et celle de sa famille avec l’aide de l’Accueil francophone. Prévoyante, elle avait déjà contacté le Comité national pour les équivalences (CNE) pour faire reconnaître ses diplômes de droit. L’agent de l’Accueil francophone vient chercher la famille à l’aéroport. C’est le début d’une nouvelle et belle aventure. 

Au Cameroun, Ruphine Djuissi avait dû poursuivre une éducation bilingue. Grâce à cela, ses diplômes de droit ont pu être reconnus par le CNE. Même si l’anglais ne représente pas un défi en soi, les situations qu’elle expérimente en tant qu’immigrée soulèvent chez elle des questionnements. Elle s’interroge sur l’expérience des arrivants unilingues, qui ne connaissent que le français comme langue officielle.

« Le problème est l’accès aux ressources pour les personnes francophones, quand la majorité des ressources sont en anglais et quand on ne parle pas anglais, ça peut être compliqué », souligne-t-elle. 

Les personnes qui immigrent sont confrontées à de nombreux défis. Outre l’éloignement, l’absence du cercle familial, la nécessité de créer du lien, il y a aussi, pour beaucoup, l’impératif de braver les barrières linguistiques. 

Se rendre utile

Peu après son arrivée à Winnipeg, Ruphine Djuissi jongle entre un diplôme de troisième cycle en gestion des ressources humaines, un emploi et la poursuite de ses examens de droit avec des stages souvent non rémunérés. Quand elle arrive dans la province, son projet d’enseigner le droit du travail se voit chamboulé par son expérience winnipégoise. 

Pendant ses stages, elle perçoit des situations qui la questionnent. Elle fait notamment référence au fait de trouver des ressources en français, aux petites choses du quotidien comme l’inscription d’un enfant à l’école, ou même à des situations plus lourdes (divorce, garde d’enfant, pension alimentaire, etc). 

« Il doit y avoir une solution. »

En juin 2022, elle prête serment et devient avocate puis dans la foulée, elle crée son cabinet Djuissi Law Office. Engagée pour la défense de la francophonie, elle estime qu’un accès équitable à la justice devrait être offert à tous, surtout à ceux qui ont le français comme langue maternelle. C’est donc à l’Association des juristes d’expression française du Manitoba (AJEFM) qu’elle lutte pour ce droit fondamental. Selon Maître Djuissi, être dans l’incapacité de répondre à des situations nouvelles peut être une source de stress voire de tensions au sein de la famille, et comme l’explique l’avocate, parfois « ça explose ». 

Elle accorde également une importance cruciale à la lutte contre les violences faites aux femmes. Selon elle « les gens ont parfois tendance à normaliser » des comportements insoutenables.

 « Il existe peu d’avocats francophones en droit de la famille », dit l’avocate. « Il faut que quelqu’un soit présent, dit-elle, c’est aujourd’hui ce qui me pousse à continuer dans le droit de la famille, pas parce que j’aime ça, mais aussi parce que je veux me rendre utile. »

Pour l’AJEFM et son directeur Tarik Daoudi, la nomination de maître Djuissi est « une très belle nouvelle, bien méritée ». Il trouve important d’avoir à ce poste une femme avec « une perspective de terrain ».

Dépasser les limites

La philosophie de Ruphine Djuissi : dépasser les limites afin de se dépasser soi-même. Aujourd’hui, elle assure avoir trouvé un équilibre entre ses multiples casquettes.

« Pour être une maman pour mes enfants, il faut que je sois moi-même. Ce n’est pas évident de le faire parce qu’on craint d’être jugé par la société, mais nous les femmes, nous ne sommes pas des robots. On a aussi besoin de vivre de temps en temps pour pouvoir distiller du bonheur autour de nous »,  confie-t-elle. 

L’un de ses plus grands rêves demeure celui de donner une voix à ceux qui n’en ont pas, notamment les femmes qui subissent en silence. 

« Une femme qui souffre en silence transmet à ses enfants un poids. Quand ces femmes trouvent le courage de parler, de chercher de l’aide, elles sauvent des vies », explique maître Djuissi. 

Le 1er septembre 2025, maître Ruphine Djuissi  est donc devenue la présidente de la section nationale des juristes d’expression française de l’Association du Barreau Canadien (ABC). Une étape marquante dans sa carrière, qui illustre son engagement constant pour la francophonie au Manitoba. Un engagement qui se poursuit au sein de cette section qui milite auprès du ministère de la justice pour avoir davantage de juges bilingues dans la province.

Pour l’avenir,  Ruphine Djuissi souhaite encourager la relève, mais ne cache pas ses questionnements non plus. Le Barreau du Manitoba existe depuis 1877, elle dit être « à ce jour, la seule francophone diplômée à l’international à en faire partie. Pourquoi suis-je la seule? », s’interroge l’avocate. 

Au-delà de l’ambition, le parcours de Ruphine Djuissi appelle à faire entendre la voix de la francophonie manitobaine dans sa diversité..