Un grand nombre d’historiens, de politologues, d’éducateurs, de canadianistes et d’autres analystes au Canada déplorent le fait qu’on ne semble pas pouvoir atteindre un consensus autour d’une seule « Histoire du Canada », d’un seul récit narratif de l’histoire de notre vaste pays. Autochtones, francophones, anglophones et immigrants de multiples origines ne peuvent pas s’entendre, semble-t-il, sur une telle narration.

Le décès de l’ancien premier ministre manitobain Sterling Lyon le 16 décembre dernier offre un exemple frappant de la dichotomie anglophone/francophone dans l’interprétation de l’histoire alors que chacun de ces groupes, au Manitoba, lançait les jalons de sa mythologie sur la place qu’occupera M. Lyon dans l’histoire du Manitoba et du Canada.

Du côté anglophone, ce ne furent que des fleurs, du moins le jour de son décès. À la une du Winnipeg Free Press, on pouvait lire les entêtes suivantes : « Un chef, un orateur et toujours un gentleman »;  « un grand Manitobain », « un serviteur public qui aimait sa province et son pays », un homme qui eut « une influence énorme sur sa province ». En éditorial, le Free Press saluait « un politicien canadien rare », affirmant qu’on pourrait le décrire comme un homme d’avant-garde, apportant des idées que l’électorat n’était pas prêt à adopter, idées popularisées par la suite par les Ronald Reagan et Margaret Thatcher (reste à savoir si ces leaders représentent réellement l’avant-garde ou une certaine arrière-garde capitaliste!). De plus, toujours selon le Free Press, M. Lyon a eu le courage de ses idées en introduisant des contraintes budgétaires inconcevables chez ses prédécesseurs.

Sur le plan de ses politiques et de ses réalisations, les commentateurs anglophones ont souligné surtout le rôle majeur qu’il a joué dans l’adoption de la clause nonobstant dans la Charte canadienne des droits et libertés. Selon certains, comme le professeur de droit Bryan Schwartz, le point culminant de la carrière de Sterling Lyon comme homme politique et comme orateur arriva durant la crise linguistique de 1983-1984, alors que son opposition acharnée à l’amendement constitutionnel proposé par le gouvernement Pawley a mené à l’abandon de ce projet en faveur, éventuellement, d’une simple politique de services en langue française.

Les analyses préliminaires des manitobains francophones semblent présager une toute autre mythologie « lyonienne ». Dans son excellente couverture du décès de M. Lyon, le Téléjournal Manitoba de Radio-Canada (édition du 16 décembre) a capté les premières réactions de quatre analystes franco-manitobains, dans un reportage qui a mis l’accent sur les aspects controversés de la carrière de M. Lyon. L’historienne Jacqueline Blay y souligne l’opposition vigoureuse de M. Lyon à la Charte des droits et libertés proposée alors par le premier ministre Trudeau. En plus, selon elle, M. Lyon a fait tout en son pouvoir pour « polariser l’opinion publique ». Selon l’historien Jean-Marie Taillefer, sur la question linguistique M. Lyon représentait une attitude anglophone « dépassée », à savoir qu’il était plus question de « privilèges » que de « droits ». Interviewé également dans ce reportage, j’ai moi-même affirmé qu’à tout jamais pour les francophones, le legs de M. Lyon serait entaché par son opposition intransigeante au projet d’amendement du gouvernement Pawley. Et enfin l’analyste politique et président de la Société Historique Michel Lagacé n’a pas pu, lui non plus, dresser un bilan très positif du premier ministre Lyon, rappelant cette « sombre période » des années 1977 à 1981 alors que M. Lyon était au pouvoir. Selon M. Lagacé, outre sa lutte contre les droits linguistiques des francophones, qui demeurera toujours « une grande tache sur son dossier », M. Lyon a réussi plus que nul autre à diviser profondément la population manitobaine, au point où, après quatre ans, l’électorat en avait assez et lui a refusé un nouveau mandat.

Alors voilà, les jalons de deux nouvelles mythologies canadiennes autour du même personnage politique sont maintenant bien lancés. Pour les uns, M. Lyon était un homme de grand courage, un orateur exceptionnel prêt à se batailler envers et contre tous, que ce soit au sein de son parti (lorsqu’il a défié et défait l’ancien chef conservateur Sidney Spivack), sur le plan économique (comme précurseur de politiques néolibérales), sur la scène nationale (en contribuant à l’adoption de la clause nonobstant), et plus tard comme chef de l’opposition. Pour les autres, M. Lyon avait des talents oratoires certes, mais il pouvait aussi atteindre les bas-fonds de la démagogie et de l’intransigeance sur des questions aussi fondamentales que les droits linguistiques d’une minorité – certainement pas le comportement d’un « gentleman »! M. Lyon détestait viscéralement Pierre-Elliot Trudeau, un leader francophone admiré par la grande majorité des francophones à l’époque, et sa Charte des droits, qu’il voulait défaire à tout prix, à défaut de quoi la clause nonobstant pourrait au moins fournir un outil au service de législatures qui pourraient vouloir éventuellement encore piétiner les droits de leurs citoyens. Et enfin, sur le plan économique, M. Lyon était à l’avant-garde, certes, mais en préconisant des politiques qui ont mené plus ou moins directement aux excès de la classe financière et à la crise économique de 2008.

Sterling Lyon, ou la création de deux mythologies – Par Raymond Hébert – Le 7 janvier 2011