Éditorial par Jean-Pierre Dubé

LA LIBERTÉ DU 31 OCTOBRE AU 6 NOVEMBRE 2012

La file d’autobus s’arrêta au passage à niveau, rue Marion près d’Archibald. La presse internationale se rendait au parc Bird’s Hill pour la messe en plein air du pape Jean-Paul II. Septembre 1984. Un train arriva au ralenti et s’arrêta. Consternation générale.

La guide de la presse francophone, Laurette Rouillard, comédienne émérite, choisit ce moment pour entamer ses commentaires sur le quartier. Après quelques notes préparées, la doyenne du Cercle Molière se mit à improviser.
Elle expliqua que Saint-Boniface était le seul quartier de Winnipeg où on gardait les passages à niveau, parce qu’ailleurs, on avait élevé les voies ferrées pour faciliter la circulation. C’est comme si elle voyait sa ville pour la première fois, par les yeux des visiteurs qu’elle accompagnait. La suite ressemblait à ceci…

« Remarquez l’état de la chaussée : vous serez secoués jusqu’au boulevard Lagimodière par notre belle collection de nids de poules. Notez que l’herbe aux abords de la rue n’a pas été tondue depuis le passage des bisons. Et bouchez-vous les narines, si ce n’est pas déjà fait : on a placé les usines les plus puantes ici, juste pour les francophones. »

La caboose passa enfin et disparut vers l’est. Laurette monologua, pince sans rire…

« À votre droite, l’encan à bestiaux du Manitoba et les abattoirs de Canada Packers, Swift et Burns. Hogtown et Cowtown, c’est pas Toronto ni Calgary, mais Saint-Boniface depuis 50 ans. Plus loin, il y a l’usine d’engrais qui reçoit de toute la province les carcasses d’animaux morts de façon naturelle et autre. Sentez dans cet air distillé pour les Franco-Manitobains les relents d’usine à pneu et des entrepôts de pétrole, le suif bouillant d’Empire Soap et l’acier chauffé de Westeel. Il n’y a pas de fumée à cause du vent, mais normalement, c’est comme entrer dans un brouillard. Si on peut tourner à gauche au bout de la Marion avant de s’asphyxier, vous verrez la différence dans le quartier anglais de Transcona, où les flamands roses poussent, côté jardin. »

À la fin, tout le monde riait.

Aujourd’hui, les guides sont dociles, les rues embellies et les usines de transformation abandonnées à la récession et la dynamite. Mais le propriétaire du site, la Ville de Winnipeg, après avoir tout nettoyé au tournant du siècle, souhaite maintenant y construire un abattoir de bœuf. Le projet du Manitoba Cattle Enhancement Council (MCEC) pourrait débuter avant Noël.

Les autres développeurs du site, autant que l’Association des résidants du Vieux Saint-Boniface, sont dans le brouillard. La démarche pourrait-elle aboutir sans consultation? Où sont nos députés? Ça ne sent pas bon.
Créé par la Province, le MCEC a prélevé en deux ans auprès des producteurs la moitié des 40 millions $ nécessaires pour construire. L’usine promet 125 emplois et d’importantes retombées pour les trois gouvernements. L’argument économique est de taille, mais le plus déterminant du MCEC est écologique: l’abattoir à la fine pointe ne dégagerait aucune odeur.

Comment? Avec un désodorisant industriel biologique ou par l’épilation des cils olfactifs du peuple de Beeftown? Est-ce qu’on peut trouver sur la planète un abattoir non puant? À quel coût? Est-ce que ce serait rentable? Sur le Web, on promet diverses usines inodores par communiqués de presse. Est-ce qu’on aura l’occasion d’en visiter une avec une délégation de sains Bonifaciens?

Pourquoi le MCEC, la Ville et la Province tentent-ils de forcer le quartier à avaler un autre morceau avarié? En 2006, la mobilisation des citoyens avait permis de refouler le géant OlyWest vers d’autres pâturages. Mais Transcona n’aime pas non plus les mouffettes, côté cour.

Les autorités ont non seulement le devoir mais l’intérêt de mettre les citoyens au parfum. Sinon, il paraît que les arpenteurs seront attendus de pied ferme.