Éditorial par Jean-Pierre Dubé

 LA LIBERTÉ du 29 MAI au 4 JUIN 2013

 

Un théologien futé et son apprenti pourchassent un vieux bibliothécaire dans les combles d’une abbaye à la frontière franco-italienne, une nuit d’hiver de 1327. Le vieillard a caché pour éviter la contamination spirituelle une collection d’œuvres uniques contestant la Révélation. Il a éliminé plusieurs moines très curieux avec du poison sur les pages défendues. En les feuilletant, les victimes se donnent elles-mêmes la mort en se mettant le doigt sur la langue.

L’auteur du roman Le Nom de la rose, Umberto Eco, fait dire au héros Guillaume de Baskerville : « Redoute, Adso, les prophètes et ceux qui sont disposés à mourir pour la vérité, car d’ordinaire ils font mourir des multitudes avec eux, souvent avant eux, parfois à leur place. »

Le duo finit par rattraper le vieux moine alors qu’il se gave des pages du 2e livre d’Aristote pour les faire disparaître à jamais. Pendant la bousculade pour sauver le parchemin, le bibliothécaire lance un chandelier au milieu des vieux bouquins éparpillés. C’est ainsi que la plus grande bibliothèque de la chrétienté passe au feu.

Redoute, lecteur, ceux qui patronnent quoi lire ou ne pas lire, ce qu’on doit ou non penser, manger ou fumer.

On ne peut toutefois pas y échapper. Après les religions, il y a les nations, les Monsanto, les médias – peut-être surtout eux – et les parents. Les vendeurs du temple nous font porter des drapeaux, credo et logos comme autant de poissons dans le dos.

Pendant longtemps, La Liberté a raconté nos histoires à partir de choix motivés. De nombreux exemples d’actions et d’omissions ont été rappelés dans les chroniques du centenaire publiées depuis le début de 2013. Puis il y a eu la révolution tranquille. Depuis 40 ans, nous publions un journal qui tente chaque semaine de se libérer du joug de la vérité, sans jamais y parvenir tout à fait.

Comme un livre saint, ce journal est un récit honnête et complexe, jamais complet et parfois incohérent. Il dévoile le parcours d’une collectivité à travers l’ombre et la lumière. En sachant que le diable se cache dans les détails, on doit l’interpréter comme un rêve et lire entre les lignes. Ça peut prendre du temps et du recul.

C’est le rôle des anniversaires. À ses débuts en 2009, la directrice et rédactrice en chef s’est posée cette question : quel serait le plus beau cadeau à faire à la communauté pour le centenaire?

Comme ses prédécesseurs, Sophie Gaulin a pris peur en voyant sur des tablettes les copies reliées des éditions annuelles de La Liberté succombant à l’usure et à la poussière. Et si ce trésor disparaissait dans un incendie? C’est ainsi qu’elle a rêvé d’offrir, à chacun de nous, rien de moins que la bibliothèque complète de 100 ans de journaux.

Une intention face au mur du destin et de l’inertie. Ça n’avait jamais été fait.

On peut apprécier d’autant plus l’importance d’une telle démarche après l’incendie qui a ravagé, le 24 mai dernier, le Musée Pointe-des-Chênes. Une partie de la collection d’artefacts réunis sur les 150 ans d’histoire de Saint-Anne-des-Chênes aurait disparue parmi les cendres.

Les copies de La Liberté sont désormais hors de danger. Sorti des abîmes, le cadeau a été livré ce 22 mai : le seul et unique récit de notre histoire en 5 000 journaux numérisés, quelque 100 000 pages et des millions d’articles disponibles gratuitement sur le Web!

C’est le genre de cadeau qu’on examine sous tous les angles en se demandant si c’est possible! On fait tourner le moteur, on joue comme un chat avec la souris puis on plonge.

Les premiers jours, impossible de faire autre chose que de naviguer d’une édition et d’une année à l’autre, pendant que les toasts et le Sénat brûlent. Pas besoin de se mettre le doigt sur la langue pour tourner les pages.

Une véritable boîte à souvenirs, surprises, trésors. Un voyage dans le temps à revoir en accéléré le grouillement d’amis et de familles, groupes, causes et évènements. L’occasion d’interpréter avec quoi et pourquoi on nous a égarés et inspirés. De bons moments à rire de soi et des autres.

Merci Sophie, merci La Liberté !