Éditorial par Jean-Pierre Dubé

 LA LIBERTÉ du 12 MAI au 11 JUIN 2013

Cette histoire commence avec un mariage le 30 décembre 1918. Honoré était petit comme Herma était grande. Ce n’était la peur de la guerre ou du célibat qui les unissait. Il se perdit dans ses jupes au milieu d’un champ de patates à Giroux. Leur langue commune était le latin du dimanche. Ils eurent 14 enfants.

Honoré était sang-mêlé. Descendant de la tribu dominante de 1870, il avait hérité d’un lot de rivière. Il vivait tranquillement, en coupant du bois de chauffage.
Onoray, s’that French?

Se sentant de trop, les parents avaient fui le Manitoba avec les autres enfants. Mais l’intolérance allait les poursuivre et ils disparurent dans le Nord-Ouest. Honoré n’entendit plus parler d’eux.

Après le départ des chefs métis, l’archevêque de Saint-Boniface était devenu le plus puissant des plaines avec la charge d’un immense diocèse. Ne pouvant compter sur les Métis pour remplir ses paroisses, il se tourna vers le clergé québécois pour recruter des colons. Mais les Canadiens français étaient au fait des évènements à la Rivière-Rouge et préféraient la Nouvelle-Angleterre.

Les Ontariens sont arrivés, presque 100 000 en 20 ans, et la part des francophones au Manitoba est passée de 50 à 15 %. En 1890, la Législature supprima le français comme langue officielle. Mais l’archevêque ne s’avoua pas vaincu.

Il sollicita une immigration catholique de France, de Belgique et de Suisse. Ce n’était pas suffisant et le prélat recruta ensuite en Irlande, Pologne et Allemagne, en comptant sur la solidarité confessionnelle pour sauver la cause française. La famille de Herma arriva ainsi à Giroux.

Le chef spirituel fonda La Liberté en 1913, ainsi que des journaux allemands et polonais. On peut imaginer les tensions entre les Métis et les Canadiens français. Mais avec l’arrivée des Européens, le Diocèse de Saint-Boniface devint une tour de Babel.

En 1916, c’est la double claque. La Province abolit la confessionnalité dans les écoles, propulsant la francophonie dans l’underground. Et sous la pression d’évêques irlandais de l’Ontario, Rome annonce la rupture du territoire en deux : à l’Ouest de la Rouge, ce sera le Diocèse de Winnipeg.

S’appeler Honoré est problématique. L’accent métchif dans l’une ou l’autre langue est une trahison. “Henry” glisse lentement dans l’abîme de la minorité invisible et inaudible. Ses enfants ne parleront pas français et il ne leur racontera jamais son histoire.

Avec ce genre d’antécédents, on pourrait avoir glané quelque sagesse. Mais l’histoire du Manitoba continue. Honoré ne connaîtra pas le retour de la fierté métisse.

Ses grands blonds de descendants sont-ils parmi les 21 000 qui fréquentent l’école d’immersion? Ont-ils fouillé leur généalogie et obtenu leur carte métisse? Cette identité fondée sur les liens de sang se multiplie par une exogamie inclusive. En 2011, les Métis étaient 78 000 au Manitoba.

Par contre, l’identité franco-manitobaine reste sur la défensive. À défaut de cool, la langue stagne avec une exogamie génératrice d’exclusion. Les deux tiers des enfants francophones ont un parent non francophone. Une fraction fréquente l’école française. Moins de 18 000 des 42 000 de langue maternelle parlent le français quotidiennement.

Selon une récente étude de Statistique Canada, le nombre de Manitobains capables de converser dans les deux langues officielles est passé de 9,3 à 8,6 % en dix ans. Ça fait néanmoins 100 000 bilingues. La diminution des inscriptions en immersion ainsi que l’immigration auraient contribué à ce fléchissement.

Voilà où on en est. Pas si mal après ce qui s’est passé, après l’invasion des nationalistes ontariens et la négligence des nationalistes québécois. Mais le rêve lancé voilà 150 ans par les Métis n’est pas mort. L’exogamie est l’origine du Manitoba : elle définit l’unique province canadienne constituée sur la dualité linguistique.

Personne n’est obligé de devenir bilingue ni de choisir un partenaire dans son clan. Qu’importe les fluctuations des chiffres et les changements politiques, il demeure que, 50 ans après les débuts tardifs du bilinguisme canadien, la dualité linguistique est solidement ancrée dans un consensus national. C’est ça qui est important.

Essayons maintenant de ne pas pousser nos enfants, nos conjoints et nos immigrants qui “ne parlent pas comme il faut” dans l’absence et le silence.