Le mot « francophone » est sur les lèvres de toutes les personnes qui brassent des idées dans la perspective des « États généraux de la francophonie manitobaine ». Sur trop de lèvres pour qu’il revête la même signification.

La raison principale tient bien sûr à la diversité toujours plus généreuse des courants qui forment ce qu’il est convenu d’appeler la francophonie manitobaine. Notre pays est depuis toujours une terre d’immigration, sensible à tous les courants migratoires. Notre pays est aussi depuis une quarantaine d’années une terre propice à un courant intérieur favorisé par le bilinguisme officiel : l’immersion. Tous ces brassages humains ont nécessité le passage de « français » à « francophone ».

L’emploi du mot «francophone» dans La Liberté reflète bien le phénomène à l’œuvre. Entre 1913 et le début des années 1960, ses apparitions sont très rares dans les colonnes d’un journal immergé dans la mentalité canadienne-française. Puis c’est l’explosion. « Francophones » au pluriel apparaît 8 fois en 1961, 97 fois en 1967, 227 fois en 1970, 397 fois en 1987, 497 fois en 1997 et 610 fois en 2007. (Chiffres obtenus grâce à La Liberté numérisée –Projet Peel.)

Les dictionnaires de langue n’étant pas des journaux, il leur faut un certain temps avant d’accueillir les nouveaux faits de société. Ainsi l’édition 1973 du Petit Robert ne connaît pas « francophonie », mais accorde une place aux « francophiles » comme aux « francophobes ». La définition donnée au mot « francophone » est plutôt squelettique : « Qui parle habituellement le français ».

Le concept de « francophonie » apparaît dans la « Nouvelle édition du Petit Robert » publiée en 1993. En écho aux nouvelles réalités, l’article « francophone » a été remanié. Dorénavant, le francophone est celui « qui parle habituellement le français, au moins dans certaines circonstances de la communication, comme langue première ou seconde ». Le Petit Robert introduit une subtilité prometteuse dans l’édition 2013. Le francophone n’est plus celui « qui parle habituellement », mais celui « qui emploie habituellement le français, au moins dans certaines circonstances de la communication, comme langue première ou seconde ».

Toutefois, l’adverbe « habituellement » fait encore problème au Manitoba. Car il dit bien ce qu’il veut dire : « D’une manière habituelle, presque toujours ». Pour respecter cette définition, il faudrait que le francophone à la Petit Robert vivant au Manitoba réduise sa liberté de mouvement et renonce presque à travailler. La solution?

Puisque les Français ouverts sur le monde absorbent avec un léger retard des mots comme fun ou cool, il suffit simplement d’anticiper sur l’élargissement de l’actuelle définition du Petit Robert. (*)

Au Manitoba, un francophone, de tout âge, de tout sexe et de toute provenance (Côte d’Ivoire, La Broquerie, Moncton, Chicoutimi, Morris, Montréal ou encore des multiples ailleurs) est une personne de tous horizons « qui emploie très volontiers le français à chaque possible circonstance, comme langue première ou seconde, sans s’inquiéter de son accent particulier ou des possibles préjugés d’autrui; et qui, lorsqu’elle est de bonne humeur ou se sent prise d’un accès de principes, peut aisément pousser son âme (souvent bilingue) à demander poliment, voire à exiger, des services en français ».

Tout indique déjà qu’au long des « États généraux de la francophonie manitobaine », les définitions de « francophone » vont encore se raffiner. Elles seront toutes légitimes, puisque la fonction d’un dictionnaire de langue est d’enregistrer les évolutions culturelles et sociales liées aux mots.

Aux fins des réflexions sur l’avenir, elles gagneront à être toutes recensées. Y compris une classique qui doit bien avoir trente ou quarante ans d’âge : « Francophone : Who is hard core French ». Lexicographes amateurs, à vos plumes!

(*) Il y a déjà eu un précédent. En 1987, Gilles Fréchette, alors réalisateur du programme d’information Cahier manitobain à CKSB, est tombé sur le gentilé « Winnipéguiens » dans le Petit Robert. Une des bibles du français ayant parlé, la question s’imposait : « Winnipégois » était-t-il correct? Le patron du dictionnaire, Alain Rey, après avoir expliqué que Winnipéguiens était pensable, corrigea l’erreur au nom du principe Vox populi, vox dei.

Beranrd BOCQUEL