Par Bernard Bocquel
La Liberté du 8 avril 2015
Parmi les mots en vogue depuis un demi-siècle figure celui de « communauté ». Il est devenu synonyme de paroisse, village, ville, regroupement, association. Il exprime notre besoin vital d’appartenance à diverses couches ou courants de la société.
Parfois le mot «communauté » exprime une idée, un souhait, un espoir. Comme par exemple dans les concepts de « communauté internationale », de « communauté des nations » ou encore de « communauté humaine ».
Au Manitoba français, celui du début de l’immigration canadienne-française dans les années 1870 jusqu’aux années 1960, le mot « communauté » est réservé au monde religieux, tellement il traduit une dimension spirituelle. Les Sœurs, Frères et Pères membres de congrégations religieuses vivaient en communauté, car ils ou elles étaient animés d’un esprit qui les incitait à s’unir.
Lorsque les chefs de file faisaient référence à la nation canadienne-française au Manitoba, archevêque de Saint-Boniface en tête, ces messieurs parlaient de « l’élément français », parfois du « groupe ethnique ». Souvent aussi ils s’efforçaient de garder réveillés « les nôtres ».
Comme les cris des outardes annoncent le printemps manitobain, l’arrivée du concept de « communauté franco-manitobaine » signale une évolution dans les mentalités. Le coup d’envoi est donné par l’association des Anciens du Collège de Saint-Boniface dans l’édition du 31 mai 1963 de La Liberté et Le Patriote. Au terme d’une réflexion sur l’avenir du français au Manitoba qui mettait l’accent sur une nécessaire « unité de pensée et d’action », les Anciens estimèrent que « la communauté franco-manitobaine s’acheminera graduellement vers la reconnaissance, tant désirée, de ses droits les plus naturels ».
Le sens beaucoup plus général que prenait le mot « communauté » servit très bien le nouveau leadership, composé de laïcs, décidé à la fin des années 1960 à sauver les tièdes à la langue française, mais sans le secours de la foi. Ils le firent d’autant plus naturellement au nom de la « communauté franco-manitobaine » que le mot possédait encore au sein de la population francophone une forte aura religieuse.
À un temps où l’identification à la paroisse battait de l’aile, l’emploi du beau et riche mot de communauté, qui flottait dans l’air du temps anglophone comme francophone, s’avéra donc un puissant cri de ralliement. La nouvelle manière de voir la lutte pour l’avenir du français s’imposa d’elle-même dans les esprits des convaincus. La cause consistait à garder le français pour sauver la « communauté franco-manitobaine ». À partir de l’An 2000, on évoqua toujours plus souvent la « communauté francophone », une version jugée plus « inclusive » à cause de l’immersion et de l’immigration francophones.
Malgré ces ajustements de vocabulaire, en 2015, à l’heure des « États généraux de la francophonie manitobaine », l’emploi du mot « communauté » apparaît de plus en plus problématique. Raison d’être voilà 50 ans lorsque les laïcs prirent le relais des religieux, la notion de communauté s’est diluée. Au point qu’elle peine à exprimer une volonté de rassemblement, de vivre ensemble. L’explication est évidente : du simple fait personnel de vouloir parler le français ne saurait automatiquement naître une volonté de faire communauté.
Car la grande époque des Canayens, le temps de la « vieille race », achève de s’estomper. La forte baisse des mariages juste entre francophones, et la multiplication des courants francophones au Manitoba, exigent de repenser la notion historique de « communauté franco-manitobaine/francophone » dont l’homogénéité disparue était assurée par le triple fond ethnique, religieux et territorial (paroisse, village).
Car au Manitoba d’aujourd’hui, le souci de dizaines de milliers de personnes de tous horizons de devenir ou rester bilingues français/anglais ne constitue pas a priori une force de cohésion suffisante pour assurer l’existence d’une ou même de plusieurs communautés dites francophones.
Si le mot « communauté » doit reprendre un sens existentiel et regagner une puissance d’attraction, d’attachement viscéral, alors il va falloir plus que l’argent d’une Entente Canada-Communauté. Il va falloir retrouver une raison d’être collective capable de vraiment justifier l’emploi du mot « communauté ». Communauté, cette magnifique idée qui, pour vraiment agir sur les cœurs, exige une cause commune marquée au sceau de l’esprit.