Par Bernard Bocquel
La Liberté du 22 avril 2015
Un jour dans le Nord-Ouest en 1885, des soldats originaires de la très orangiste, et donc anticatholique, Millbrook en Ontario décidèrent qu’une cloche catholique ferait un splendide trophée de guerre.
Le pillage était strictement défendu. Ces messieurs en uniforme prirent donc soin de cacher l’objet de 47 livres, trois fois rien pour des voleurs motivés. L’inscription en relief assurait le prix de la capture : « MGR GRANDIN EVEQUE DE S. A BERT ». Le L manquant donnait un cachet supplémentaire à la prise. Mais si le nom ne laissait aucun doute sur son propriétaire, un Français chargé d’âmes sur un gigantesque territoire, rien n’indiquait le lieu du larcin.
L’endroit du vol est devenu un enjeu important en avril 2014, suite à un documentaire de la CBC. Jusqu’alors l’origine de la cloche n’était pas mise en doute. Elle venait de Batoche en Saskatchewan, comme l’apprenaient les visiteurs du musée de Millbrook. Or un dramaturge local affirme depuis quelques années, témoignages écrits des voleurs à l’appui, que la vraie provenance de la cloche à Mgr Grandin est Frog Lake.
En toute logique investigatrice, les gens de la CBC donnèrent la parole à des membres de la Première Nation de Frog Lake. Ces personnes nous apprirent qu’une tradition orale veut que des soldats de l’Est, arrivés après les tristes événements survenus au lac la Grenouille le jour de Pâques 1885, emportèrent une cloche accrochée à une espèce d’échafaudage.
À Batoche aussi la tradition orale faisait état du vol d’une cloche en 1885 par des soldats de l’Est. Un détail de l’Histoire bien connu pour la bonne raison que le lieu historique national de Batoche a été étudié à fond par les spécialistes de Parcs Canada.
Par ailleurs les recherches effectuées dans des fonds d’archives par Juliette Champagne, l’historienne embauchée par CBC, ont entraîné les producteurs de Doc Zone à affirmer que la première cloche de Batoche avait en fait disparu dans l’incendie de l’église de Saint-Laurent de Grandin en 1990.
Après la diffusion du documentaire, la Première Nation de Frog Lake réclama son dû; tandis que l’Union nationale métisse Saint-Joseph du Manitoba, promue gardienne de la précieuse cloche par l’évêque de Prince-Albert, Mgr Albert Thévenot, s’employa à souligner les zones d’ombre laissées par l’enquête de CBC. Car c’est une chose de se déclarer convaincu, c’en est une autre de présenter des preuves irréfutables.
Face aux diverses objections avancées, Juliette Champagne proposa ses services à la Première Nation de Frog Lake pour renforcer les affirmations de Doc Zone. En dénichant voilà quelques semaines la liste des objets réclamés par le Père Moulin après le sac de Batoche, elle estime dorénavant posséder la preuve formelle de son intime conviction. Pourquoi? Parce que Julien Moulin ne réclama pas d’argent du fédéral pour une cloche, tandis que le Père Leduc, l’Oblat qui effectua les réclamations pour les pertes encourues à Frog Lake, demanda compensation financière pour une cloche.
Bien que l’historienne présente des documents qui méritent la plus sérieuse des considérations, ses certitudes ne changent en rien ce constat : en l’état actuel du dossier, personne n’a fourni la preuve ABSOLUE que la cloche dévoilée à l’été de 2013 à Batoche par Billy Jo DeLaRonde est bien celle volée au lac la Grenouille en 1885. Comme si souvent en histoire, l’absolu s’avère relatif, car l’interprétation joue tant de fois un rôle incontournable.
Alors il faut peut-être envisager d’accepter que cette cloche voulue par Mgr Grandin n’appartienne qu’à l’esprit de Vital Grandin et soit élevée au rang de bien commun. Cela par simple respect pour sa puissance symbolique, qui provient à la fois de son extraordinaire destin et du légitime besoin de reconnaissance éprouvé par les Métis comme les Autochtones.
Pour sortir de l’impasse actuelle, pour éviter que la cloche ne fasse l’objet d’un procès, pour empêcher que ce potentiel symbole d’unité ne devienne à jamais un symbole de division, un dépassement est exigé de la part de tous les protagonistes qui se réclament, à divers titres, des peuples premiers de l’Ouest.
La devise épiscopale de Mgr Grandin était Infirma mundi elegit Deus. C’est-à-dire Dieu choisit les faibles de ce monde. Ceux-là même qui ont le plus besoin de vivre dans l’Unité pour rester forts. Il serait judicieux d’honorer la mémoire de Vital Grandin, dont on peut très bien imaginer que l’esprit appelle à l’élévation des cœurs et au rejet de l’orgueil de la possession. Lui qui avait solennellement fait vœu de pauvreté.