Par Bernard Bocquel
La Liberté du 29 avril 2015
Tous les parents qui ont conscience des bienfaits de la lecture sur les cerveaux-éponges de leurs tout-petits se font une joie de leur lire des histoires. Devenus grands, ils gardent leur penchant pour les histoires, sous forme de romans, de films, de petits ou de gros mensonges. C’est ainsi : l’être humain a besoin de se situer, de donner un sens à son existence en l’insérant dans une histoire, idéalement dans un projet de vie.
Cependant l’humain, qui a un besoin congénital de croire pour espérer, peut facilement se nuire, voire se détruire, en se racontant des histoires. Parmi les vérités sûres, il y a celle-ci : chacun peut devenir son pire ennemi parce que c’est à soi-même que l’on se ment le mieux. Que l’on se conte des histoires par nécessité du cœur ou des tripes ne change rien à l’affaire.
Suivons l’histoire d’une personne qui possède la conviction intime de l’importance de parler la langue française au Manitoba par amour pour cette langue, pour ses parents ou pour toute autre conviction, mettons nationaliste ou patriotique, qui dépasse la raison stricte.
Cette personne qui espère mordicus dans l’avenir du français va, surtout depuis le début des années 1990 et la multiplication des mariages dits exogames, vouloir tabler sur la « francisation » afin de maintenir son idéal en vie. Le concept de « francisation » a été épisodiquement appliqué au Manitoba, surtout auprès des jeunes encore pleins d’énergie malléable, comme nous l’apprend La Liberté numérisée (Projet Peel).
Les lecteurs de La Liberté du 9 janvier 1923 découvrent que des jeunes de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française de Letellier « prennent part à une campagne pour la francisation du village. Ils font des efforts pour introduire l’usage du français dans le jeu de gouret ».
Dans l’édition du 4 mars 1965, certains jeunes de la Relève (établie en 1961) aspirent à la « refrancisation du Manitoba français ». Le projet se heurte à la réalité et passe vite de mode. Il refait surface en 1988 au sein du mouvement des caisses populaires du Manitoba, qui lance son « plan de francisation » des caisses. Puis dès le début des années 1990, la Fédération provinciale des comités de parents (Fédération des parents du Manitoba depuis octobre 2011) fait valoir la nécessité de la « francisation au préscolaire ».
Avec la création de la Division scolaire franco-manitobaine en 1994, la francisation devient un thème existentiel. Car à quoi bon gérer des écoles francophones si les enfants n’apprennent pas le français à temps pour fonctionner dans une école où l’enseignement se passe en français?
Certains comprirent toutefois que l’impératif de « francisation » n’accrochait pas tous les parents d’élèves potentiels de la DSFM. En mai 1994, un texte promotionnel dans La Liberté proposait l’histoire suivante: « Les ayants droit anglophones, ce sont des cousins et des cousines qui n’ont pas eu la chance d’apprendre le français. Il s’agit de ne pas les rejeter. C’est l’idée d’accueil qui prime. C’est pour cela qu’on parle plutôt de classes d’accueil que de francisation».
En vérité la réalité exigeait déjà d’intervenir bien plus tôt auprès des jeunes familles. Depuis sa création en 2003, la Coalition francophone de la petite enfance du Manitoba s’efforce d’offrir aux parents qui le désirent un environnement francophone où ils peuvent immerger leurs tout jeunes enfants. Il s’agit des remarquables Centres de la petite enfance et de la famille, attachés à une école de la DSFM.
Dans l’actuel environnement linguistique manitobain, « francisation » représente tout juste l’espoir que les tout-petits se déclareront plus tard francophones. En clair qu’ils voudront favoriser le français au point d’être plus à l’aise dans cette langue qu’en anglais. Il y en aura, mais ils resteront toujours des exceptions. Et ils ne feront que confirmer la règle du primat de l’anglais chez les bilingues.
N’est-il pas temps de reconnaître que la meilleure façon de stimuler la langue française chez nous est d’admettre que le discours officiel est en décalage avec les aspirations de la plupart des gens qui, au fond, veulent le bilinguisme parce qu’ils refusent de perdre la part culturelle liée au français? Puisque « l’anglais s’attrape », où serait le problème de voir tous les lieux spécialement établis pour favoriser l’apprentissage du français comme des foyers d’éducation à une bilinguisation ouverte à tous?
Ce serait là une manière positive de regarder la réalité en face, de créer une histoire qui nous ressemble, qui serait attachante, crédible, inspirante. Il faut arrêter de se raconter des histoires. Les diverses propagandes en tous genres auxquelles nous sommes soumis sont déjà assez polluantes comme ça.