La Liberté ÉDITO

Par Bernard Bocquel

[email protected]

La Liberté du 6 mai 2015

Des croyants catholiques de Winnipeg viennent de vivre dimanche dernier un temps fort dans le cadre des activités qui soulignent le centenaire de leur archidiocèse. Si l’heure était à la célébration, à la prière et à l’unité, en revanche voilà un siècle, l’heure était à la division.

Il faut savoir que dans l’histoire du clergé catholique au Canada, une lutte sourde a longtemps opposé les prêtres canadiens-irlandais et les prêtres canadiens-français. Rome, qui menait une politique pro-britannique, a largement favorisé les frères ennemis des Canadiens français.

En 1901, alors que le Canada français représente les trois quarts des effectifs catholiques au pays, il ne reste plus que quatre archevêques et 15 évêques francophones, tandis que le clergé irlandais compte déjà quatre archevêques et 10 évêques. Et la pression va continuer de s’accentuer. À Montréal en 1910 se tient pour la première fois en Amérique du Nord un congrès eucharistique mondial. L’archevêque de Westminster invite les Canadiens français à laisser tomber leur langue pour mieux embrasser l’anglais afin de pouvoir conquérir plus efficacement l’Amérique protestante.

Les nationalistes canadiens-français opposent au prélat d’Angleterre une fin de non recevoir. Commence alors la grande époque du mot d’ordre défensif « la langue gardienne de la foi ». Dès 1912 se déroule le premier Congrès de la langue française au Canada. L’archevêque de Saint-Boniface, Mgr Adélard Langevin, ardent patriote, est présent. La fondation de La Liberté en 1913 découle en droite ligne de la volonté des élites canadiennes-françaises, laïques comme religieuses, de lutter à la fois contre l’influence des Canadiens irlandais catholiques et celle des Canadiens anglais protestants.

Les intrigues irlandaises au Vatican apparaissent en pleine lumière sitôt après la mort d’Adélard Langevin, survenue en juin 1915. Dès décembre 1915, l’archidiocèse de Saint-Boniface est divisé pour permettre la création de l’archidiocèse de Winnipeg, confié à Arthur Alfred Sinnott, aussi anti-canadien-français qu’il est chrétiennement possible. Ainsi naît une situation unique dans les annales de l’Église catholique romaine et apostolique : deux sièges archiépiscopaux au même endroit. Dorénavant, les Irlandais relèvent directement de Rome. Ils n’ont plus de compte à rendre au successeur d’Adélard Langevin, Mgr Arthur Béliveau.

Le tracé des frontières entre les deux archidiocèses favorise à ce point Winnipeg que Mgr Béliveau doit prendre la route de Rome et braver les sous-marins allemands en pleine guerre mondiale pour plaider sa cause. Il n’arrive cependant qu’à sauver les meubles.

Un des plus célèbres prêtres canadiens-français du Manitoba, le Père Martial Caron (1902-1989), né à Saint-Charles (Charleswood) laissait savoir sans ambages qu’il s’était fait jésuite pour ne pas avoir à choisir entre Winnipeg et Saint-Boniface. Le jésuite est en effet incardiné à son ordre, la Société de Jésus. À des générations de jeunes canadiens-français, le Père Caron a instillé la méfiance des Irlandais.

De frères ennemis, les deux archidiocèses deviennent, au passage des générations, des frères un peu amis, malgré les différences de culture et de mentalité. À Saint-Boniface avant le Concile œcuménique Vatican II (1962-1965) la soutane était de rigueur. Mais pour aller de l’autre côté de la rivière, il valait mieux mettre son clergyman. Néanmoins, le très canadien-français d’esprit Maurice Baudoux, archevêque de Saint-Boniface entre 1952 et 1974, a pu nouer des relations cordiales avec son homologue George Bernard Flahiff (1960-1982).

Lorsque dans les années 1980 la ville de Winnipeg s’est développée vers le sud, il fallut ériger une nouvelle paroisse pour desservir la population catholique. Les archevêques Adam Exner (Winnipeg) et Antoine Hacault (Saint-Boniface) durent constater que les sinuosités de la rivière Rouge rendaient floue la frontière entre les deux entités ecclésiastiques. Ainsi Winnipeg et Saint-Boniface se découvrirent frères siamois. La paroisse Mary Mother of the Church fut placée sous la juridiction de Saint-Boniface.

Combien de temps encore perdurera l’anomalie historique des deux archevêchés dans la même ville? Combien de temps encore pour effacer de vieilles divisions dépassées? En clair, combien de temps pour que les catholiques francophones n’aient plus rien à craindre de mentalités assimilatrices et dominatrices?

Après le temps des frères ennemis, après celui des frères assez amis, après le temps de l’entente cordiale entre les frères siamois, à quand l’ère des frères et sœurs en Jésus Christ? Faudra-t-il attendre encore cent ans avant que le respect de la langue française ne devienne naturel entre chrétiens?