La Liberté ÉDITO

Par Bernard Bocquel

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La Liberté du 20 mai 2015

Voilà 102 ans, jour pour jour en ce 20 mai 1913, La Liberté publiait son premier numéro. Sur le paysage médiatique régnait alors l’hebdomadaire Le Manitoba, le journal des conservateurs, parfois concurrencé par d’épisodiques feuilles dévouées au libéraux.

Comme à cette époque la religion catholique était l’indiscutable source de salut éternel pour la très large majorité des parlants français, les véritables dissensions au sein de la population français-langue-première survenaient au plan politique. La politique partisane étant une source de division nuisible à l’unité nécessaire de l’élément français, l’archevêque de Saint-Boniface, Mgr Langevin, décida qu’un effort s’imposait pour assurer la diffusion d’un message patriotique au-dessus des intrigues politiciennes.

Entre 1913 et 1971, l’existence du journal a dépendu en grande partie de l’engagement de la congrégation des Oblats de Marie Immaculée, mais aussi d’un bon noyau de lecteurs désireux de s’abonner à leur hebdomadaire. Dans les foyers d’avant la radiodiffusion, La Liberté faisait partie de la vie des gens soucieux de se sentir liés entre eux par conviction patriotique, et peut-être plus encore par besoin d’appartenance. Le journal était ce territoire qui leur permettait de remettre sans cesse à jour les liens de parenté et d’amitié. Les messages pour justifier la survivance nationale se mêlaient aux petites nouvelles des paroisses. Dans La Liberté, les distances s’effaçaient. Saint-Léon côtoyait Sainte-Rose du Lac, La Broquerie, Saint-Claude, Saint-Boniface ou Saint-Pierre-Jolys.

L’arrivée sur la scène de la radio des paroisses CKSB juste après la Deuxième Guerre mondiale a sorti La Liberté de sa solitude médiatique, effective depuis la mort du Manitoba en 1925. Il est impossible de minimiser le coup de fouet psychologique initial de l’impact de la radio française sur les francophones du Manitoba. Soudain le français familial et villageois redevint une langue moderne.

Cependant, les deux médias essentiels à la cohésion du fait français manitobain vécurent difficilement la fin des années 1960, celles de la montée en puissance des baby-boomers. Car la jeunesse ne se priva pas de secouer l’ordre établi, au Manitoba français comme dans bien d’autres pays. CSKB survécut par la volonté du gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau d’asseoir sa politique de bilinguisme officiel. La station devint partie intégrante du réseau radio-canadien en 1973.

Comme la notion de service public n’existe pas en matière de presse écrite, le sort de La Liberté resta plusieurs années en suspens après la décision des Oblats de Marie Immaculée de renoncer à soutenir leur œuvre de presse en français. Par défaut, la Société franco-manitobaine se retrouva propriétaire de La Liberté par le biais d’une société éditrice appelée Presse-Ouest Limitée, établie en 1970. À l’heure où les chefs laïcs annonçaient leur volonté de sauver la communauté franco-manitobaine de la noyade par assimilation, les défis pour publier un journal de qualité s’avérèrent presque insurmontables.

L’heure était grave. Car comment encore sérieusement parler d’une communauté confiante dans son avenir si son journal succombait? Le président de Presse-Ouest Limitée Maurice Gauthier n’alla pas par quatre chemins dans l’édition du 18 août 1971 : « À moins d’une aide immédiate et accrue de la population francophone du Manitoba, ce sera la fin du seul hebdomadaire de langue française au Manitoba. »

Il y eut assez de personnes qui comprirent la nécessité absolue d’un média capable de continuer à témoigner, commenter par écrit et servir de point de ralliement à la cause. Il y eut aussi assez d’employés décidés à livrer chaque semaine le meilleur contenu possible. Clairement il existe une communauté dont les équipes de La Liberté qui se sont succédé ont toujours été sûres de l’existence : la communauté des lectrices et lecteurs de La Liberté.

Depuis quelques années, sous la pression du tout-économique, une mode détestable a fait son apparition, une dérive largement reprise en chœur : réduire le lecteur aussi à l’état de consommateur. Fort heureusement, ce n’est pas une société de consommateurs qui a assuré 102 ans d’existence à La Liberté. C’est plus que jamais une communauté de lecteurs engagés et responsables qui permet à La Liberté de faire son travail citoyen. Voir dans le lecteur un simple consommateur endommagerait le potentiel d’indépendance dont dispose la rédaction, lui enlèverait même son sens.

La Liberté c’est votre histoire. Nous la construisons ensemble de rendez-vous en rendez-vous. Et elle restera votre histoire parce que vous ne doutez pas de votre raison d’être personnelle et collective, qui est forcément d’un autre ordre que toutes les étroites considérations partisanes ou politiciennes.