Par Bernard Bocquel
La Liberté du 26 août 2015
Chaque année, quelques poignées de jeunes garçons de la ville et des campagnes manitobaines étaient appelées. Mais au bout du parcours, il restait peu d’élus pour empocher le convoité baccalauréat ès art modèle jésuite, le signe d’appartenance à l’élite intellectuelle.
Florent Beaudette, le petit gars de Saint-Jean-Baptiste, devenu pensionnaire au Collège de Saint-Boniface à l’âge de 11 ans en 1950, a été de ceux qui ont victorieusement accompli leur marathon intellectuel étagé sur huit années. C’était en 1958. Cette année-là ils étaient 14 bacheliers, un nombre qui irait en s’amplifiant au cours des années 1960, la dernière décennie sous la férule des pères jésuites.
Les jésuites œuvraient Ad majorem Dei gloriam, c’est-à-dire pour la plus grande gloire de Dieu et pour des salaires de misère. Ces hommes étaient entrés dans la Compagnie de Jésus en missionnaires. Ils s’employaient à former des catholiques imprégnés d’un sens aigu des valeurs et capables d’exercer une influence bénéfique sur la société.
Les collégiens entendaient souvent qu’ils seraient l’élite de la société et que leur chance de recevoir une formation hautement enviée exigeait en retour qu’ils s’engagent. Dans le cas particulier du Collège de Saint-Boniface, cet engagement devait être placé sous le double signe de la religion et de la langue française, pour la survie du groupe culturel canadien-français. Dans le contexte manitobain, les professeurs jésuites accordaient une prime morale aux bacheliers qui resteraient dans leur milieu et participeraient à la lutte. Car bien des bacheliers quittaient le Manitoba pour de plus grandes terres promises dans l’Est, où il existait, forcément, plus d’occasions de carrière.
Comme tant d’autres depuis des générations, Florent Beaudette, après ses études en agronomie à l’Université du Manitoba, est allé ailleurs exercer ses compétences; en l’occurrence au service du fédéral, à Ottawa et outre-mer. L’appel de la terre natale, renforcé par les ambitions commerciales de son cousin Richard Sabourin, l’ont ramené au pays en 1975. Ainsi, un professionnel qui avait vu le monde revenait pour participer à l’aventure de Roy Légumex, une compagnie fondée pour vendre des cultures spéciales à travers la planète.
Le revenant aurait pu se cantonner à élever sa famille, à faire son boulot d’agronome. Mais l’ancien élève des jésuites n’aurait pas failli à ses obligations morales à l’endroit de la société. Car Florent Beaudette était tout simplement fait pour l’engagement social. Il laissera dans les mémoires le souvenir d’un homme qui, en mettant ses talents au service de son monde, a bien plus donné qu’il n’aura reçu. Son accord pour devenir préfet de la municipalité de Montcalm en 1989 suffit pour appuyer cette affirmation.
Toutefois cet exemple, dans la perspective de La Liberté, serait coupablement insuffisant. En effet, Florent Beaudette a été de ce groupe de personnes dévouées que nous appelions des correspondants. Dans leur quasi-totalité, il s’agissait de femmes qui, durant la première moitié des années 1980, avaient épaulé l’effort de la rédaction du journal, soucieuse de proposer aux lectrices et lecteurs des nouvelles de leur village.
Par souci de crédibilité, la barre avait été placée très haut. L’objectif était de rédiger les nouvelles dans un style journalistique. L’exercice s’avéra difficile, parfois même impossible, à cause de pressions diverses exercées sur ces reporters de bonne volonté. Naturellement doué pour la communication, maître de son style, Florent Beaudette a été, et aucun des volontaires encore vivants du réseau n’en prendrait ombrage, le correspondant qui s’est le mieux acquitté de la délicate tâche. Ses articles donnaient des informations précises et, si le sujet le permettait, n’étaient pas dénués de cet humour que les maîtres jésuites savaient autoriser chez leurs élèves.
Le 7 mai 1981, La Liberté publiait un entrefilet signé Florent Beaudette, un honnête homme sans prétention, un philosophe né muni d’une rare combinaison de talents, un solide esprit lié à la terre, et tout autant ouvert sur le monde. Sous le titre « Le train a encore gagné », on pouvait lire, sous la plume de celui qui a cultivé l’élégance de l’humour jusqu’à la toute fin de sa vie :
« Si vous remarquez un petit camion modèle 1957 un peu tordu, un peu ‘‘bossé’’ et sans boîte, c’est celui de Gérard Touzin. Vendredi dernier, notre grand Gérard passait tout bonnement la voie ferrée sur la digue du nord du village, où il n’y a pas de feu rouge clignotant. Il n’a pas vu le train, qui avançait assez lentement du sud, et la locomotive a frappé l’arrière du camion. Heureusement qu’un poteau bien placé a empêché le camion de rouler en bas du chemin-digue! Tu t’en es bien tiré, Gérard ; et nous sommes tous heureux que le samedi matin, tu faisais ta ronde habituelle pour raconter! Dommage pour le camion… »