Nous venons d’assister à une résurrection politique sans égale dans l’histoire du Canada. Comment un parti, relégué au troisième rang après plus d’une décennie de pertes croissantes, avec une organisation moribonde, avec un nouveau chef inexpérimenté dont la compétence et le bon jugement étaient mis en doute, a-t-il eu raison de la machine électorale la plus sophistiquée et la mieux financée au pays?

En début de campagne, M. Harper se situait aux alentours de 32 % dans les intentions de vote. En fin de campagne, il se retrouve au même point. Avant même que la campagne ne commence, les deux tiers des Canadiens avaient déjà décidé qu’ils voulaient un changement de gouvernement. La campagne aura servi à déterminer lequel des deux principaux partis d’opposition en serait le bénéficiaire.

Les analystes s’évertuent souvent à chercher le «point tournant » d’une campagne. Dans le cas présent il y en a eu plusieurs. Il y a eu l’extrême durée de la campagne qui, n’en déplaise à notre collègue Michel Lagacé, a été un élément positif. Elle a permis une plus large discussion des enjeux qu’à l’habitude, elle a permis une plus grande mobilisation des électeurs et une augmentation du taux de participation et, surtout, elle a sérieusement mis à l’épreuve les différents partis et les chefs.

En guerre comme en politique, il est extrêmement dangereux de sous-estimer son adversaire. Or le dédain et la condescendance qu’éprouvaient Steven Harper et Thomas Mulcair à l’endroit de Justin Trudeau les ont poussés à commettre de graves erreurs. Une campagne de 78 jours et cinq débats des chefs étaient conçus pour donner amplement d’occasions à M. Trudeau de s’enfarger dans les fleurs du tapis et ainsi démontrer qu’il n’était « pas prêt ». Ce dernier a refusé de coopérer et ses adversaires n’avaient pas de plan B.

Monsieur Harper a tout fait pour récupérer les appuis perdus avant le début de la campagne en utilisant la formule magique qui lui avait si bien servi en 2011 : dénigrer l’adversaire, répandre des petits cadeaux fiscaux ici et là, et soulever toutes sortes de craintes. Quand la formule ne marchait plus, au lieu de changer la recette il l’a doublée. Les attaques anti Trudeau ont atteint un tel point de saturation qu’ils n’avaient plus d’effet. Le « Noël en juillet » des chèques rétroactifs ont soulevé le cynisme plutôt que de la gratitude.

Et lorsque les Canadiens ne fuyaient pas les multiples dangers sous les ailes protectrices de Steven Harper, ce dernier a fait de la surenchère. Il fallait maintenant craindre les bordels que M. Trudeau allait installer partout. Il fallait craindre le niqab, voire les musulmans et leurs pratiques culturelles barbares. Ensuite il y a eu la réaction froide et l’absence de compassion évidente de M. Harper devant la crise des réfugiés syriens.

C’est à ce moment-là que la campagne a eu son moment de vérité. Les agissements de M. Harper ont été si extrêmes que même les électeurs les moins avertis ont pu déceler le mépris dont ils étaient l’objet. En fin campagne, alors qu’il se savait déjà battu, M. Harper a fait un pied de nez à tous ses détracteurs en s’associant publiquement avec l’ignoble Rob Ford. Un geste de trop pour l’ex-avocat de M. Harper, un conservateur de longue date, qui a déclaré que le premier ministre avait perdu toute autorité morale pour gouverner.

Un geste de trop également pour les quelques électeurs qui n’avaient pas encore fait le choix entre l’alternative libérale ou l’alternative NPD. Le NPD étant déjà en perte de vitesse un peu partout pour des raisons qui mériteraient une autre chronique, le vote pour le changement s’est tourné massivement vers Justin Trudeau, le sous-estimé qui avait fait une campagne de maître, une campagne positive en offrant une porte de sortie du marasme dans lequel M. Harper nous avait enfoui. C’était ça l’enjeu, non pas l’économie comme tous le prétendaient. Non pas la sécurité, non pas l’environnement, non pas le niqab. C’était la voie ensoleillée de Sir Wilfrid Laurier, version XXIe siècle.

 

Par Roger Turenne