Par Bernard Bocquel
Il arrive des fois que les étoiles politiques s’alignent d’une si belle manière que l’envie d’y voir une occasion historique devient irrépressible. Celles et ceux qui croient en la possibilité de faire rayonner au Manitoba un noyau dur de bilingues à long terme contemplent présentement une telle éventualité.
La situation politique actuelle a des résonnances de 1969. Cette année-là au Manitoba, après l’élection à peu près impensable d’un premier gouvernement néo-démocrate, il devenait possible d’envisager le plein retour à l’enseignement en français dans les écoles publiques, où il était partiellement permis depuis 1967. Dès 1970, le gouvernement d’Edward Schreyer passa la fameuse Loi 113 qui remettait le français sur un pied d’égalité avec l’anglais comme langue d’enseignement, 64 ans après son interdiction formelle.
Cet acte historique se produisit alors que le gouvernement fédéral, dirigé par Pierre Elliott Trudeau, venait tout juste (en 1969) d’adopter une loi qui, dans la sphère fédérale, faisait du français une langue officielle au même titre que l’anglais. En faveur de sa politique de bilinguisme, Trudeau père n’eut pas dans tout le Canada allié plus solide que Schreyer. Cette conjoncture extraordinaire, inespérée par les plus optimistes des militants de la cause française au Manitoba, produisit des résultats exceptionnels. Un exemple : la mise sur pied en 1974, grâce à la manne fédérale, de l’Institut pédagogique.
De pareilles périodes ultra-favorables pour l’enracinement du bilinguisme manitobain ne se sont plus reproduites par la suite. Car depuis le retrait de la vie politique de Pierre Elliott Trudeau en 1984, une réelle volonté politique en faveur du bilinguisme officiel n’existe plus. Ses successeurs se sont parfois lancés dans des belles phrases, mais leurs gestes n’étaient pas à la mesure des ambitions de Trudeau père.
Et voilà maintenant que quelques jours avant l’élection du fils Trudeau, le Premier ministre du Manitoba, à six mois de la fin de son mandat, annonce qu’il va déposer en Chambre un projet de loi destiné à mieux protéger les services en français actuellement offerts par la Province. Greg Selinger donne ainsi suite à une demande officiellement formulée une première fois par la Société franco-manitobaine en 2007 auprès de son prédécesseur néo-démocrate. Gary Doer était resté de marbre. Pour lui, l’approche d’une simple politique en matière de services en français était la solution la meilleure. L’explication de son attitude tient en peu de mots.
Gary Doer avait vécu la traumatisante crise de 1983-1984, alors qu’un autre gouvernement néo-démocrate avait cru pouvoir protéger les services en français par un amendement constitutionnel. Il avait suffi à quelques populistes anti-catholiques et anti-français (cela allait de pair ) d’élever la voix pour réveiller de vieilles haines sourdes, apprises dans les foyers et sur les bancs d’école. La leçon était limpide : quand l’ignorance de l’histoire se conjugue avec l’ignorance tout court, la raison ou le gros bon sens n’ont aucune chance de l’emporter.
Nul doute que Greg Selinger partageait cette conclusion. Pourquoi tenter le diable en légiférant sur les services en français? Why rock the boat ? Voilà deux ans encore à l’AGA de la SFM, le député de Saint- Boniface depuis 1999 ne laissait entrevoir aucun espoir en faveur d’une loi prochaine. Il estimait alors qu’il fallait encore laisser à la politique sur les services en français le soin de rassurer peu à peu les récalcitrants à une très relative et modeste bilinguisation de l’appareil gouvernemental manitobain.
Puis mi-octobre vint la surprise à l’AGA de la SFM. À six mois des élections législatives, Greg Selinger se défend que son ouverture à une loi sur les services en français relève d’une volte-face. Sa défense est tout à fait plausible. Après tout, un homme politique d’expérience comme Greg Selinger a forcément reconnu que l’air du temps au Canada est à l’ouverture. La preuve sans équivoque a été administrée le 19 octobre. Suffisamment d’électeurs ont formé une vague pour ne plus avoir à subir la vision du monde bornée de Stephen Harper, où tout est blanc, ou noir. La plupart des Canadiens voulait à nouveau mieux respirer, voulait qu’on leur parle de compassion pour à nouveau pouvoir mieux croire en eux-mêmes.
Dans le Manitoba de 1969 où l’énergie des baby-boomers commençait à se faire sentir, l’époque était aussi à l’ouverture. Edward Schreyer avait bien lu les signes des temps. Il mena des réformes sociales et économiques tambour battant. Dans le Manitoba de 2015, il est tout à fait pensable que les hommes et femmes politiques qui sauront attiser le besoin d’ouverture et de confiance des gens obtiendront la faveur des électeurs. Passer une loi sur les services en français s’avère une excellente façon de tester cette hypothèse et permettra aussi de mesurer l’ampleur de l’évolution des mentalités depuis une trentaine d’années.