La Liberté ÉDITO

Par Bernard Bocquel

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La Liberté du 20 janvier 2016

Les hasards de la vie et de la mort font que 2016 est à la fois le centenaire de l’abolition de l’enseignement en français (rétabli pleinement en 1971) et le 400e anniversaire du décès de l’immense Shakespeare.

Les Britanniques ont bien entendu décidé de lancer diverses activités culturelles à l’échelle du globe afin d’honorer tout le respect dû à la mémoire toujours vivante du fameux barde. Son théâtre s’appelait justement le Globe; et il n’est pas interdit de s’imaginer que c’est à travers ce nom que lui vint l’une de ses plus célèbres sentences : « All the world’s a stage », le monde entier est une scène.

La justesse de la remarque tombe à ce point sous le sens, pour peu que l’on accepte de prendre de la hauteur, qu’elle a aisément défié les siècles. Ce qui n’était pas encore forcément clair pour tout le monde, c’est que cette scène planétaire déroule son show en anglais. Le Premier ministre britannique, qui s’est fait le chantre de Shakespeare dans un texte récemment publié par le Globe and Mail, a profité de l’occasion pour mettre les pendules linguistiques à l’heure de Greenwich.

David Cameron estime en effet que « Shakespeare a joué un rôle essentiel dans l’émergence de l’anglais moderne et a contribué à en faire la langue mondiale. » En anglais : « The world’s language ».

La prétention n’est certes pas nouvelle. Sous l’emprise mentale des surpuissants États-Unis, nombre de nos concitoyens canadiens ne comprennent toujours pas pourquoi des gens apparemment sains d’esprit s’échinent à vouloir aussi parler le français, puisque l’anglais est la langue du monde entier.

Dans leur tête, tout se passe comme si une langue avait forcément vocation à dominer, puis à supplanter toutes les autres. One nation, one language, one world. Comme la vie sur Terre seraitplus harmonieuse si nous parlions tous le même idiome.

Bien entendu, il n’est pas question de soupçonner DavidCameron, politicien aguerri, de sacrifier à pareil angélisme primaire. Héritier d’un Empire britannique déchu, cet unilingue se contente d’apprécier que sa langue maternelle soit à notre époque le latin de temps révolus, la lingua franca des gens d’affaires, des scientifiques, des diplomates et de l’Union européenne, qui compte 28 pays membres, dont seule la Grande Bretagne possède l’anglais comme langue officielle.

Cette réalité permet d’ailleurs de souligner la faille centrale du mythe d’un world language. Pour qu’une langue soit vivante, pour qu’elle continue d’évoluer, elle a besoin d’un bassin de locuteurs et d’un système d’éducation qui donne la possibilité d’atteindre un degré convenable de maîtrise de ses complexités. Car s’il est en soi bien beau de parler une langue, de pouvoir à peu près communiquer ses idées, encore faut-il pouvoir disposer d’une capacité de bien exprimer le fond de sa pensée dans cette langue.

Tout bilingue de naissance ou devenu bilingue dans sa jeune enfance sait d’expérience qu’il possède une intimité avec deux manières différentes de sentir des choses. Une langue, c’est une représentation du monde. À cause des poètes et des penseurs qui insufflent leur esprit dans leur langue de prédilection, des images reflétant des manières de penser, de ressentir sont apparues sous la forme, entre autres, d’expressions, de mots nouveaux.

Il est évident que le grand Shakespeare a fait sa généreuse part pour instiller le meilleur de son génie dans la langue anglaise. Vu sous cet angle, tout n’a pas été perdu pour les jeunes francophones qui ont été instruits en anglais après 1916. La volonté politique quasi unanime des législateurs manitobains d’imposer la langue de l’Empire britannique à la société a permis à plus d’un élève de tomber sous le charme du magicien de Stratford-upon-Avon.

Et, beauté suprême, comment douter qu’un enfant de Saint- Pierre Sud, de Notre-Dame-de-Lourdes ou d’ailleurs qui vivait dans son monde familier en français et en anglais dans la salle de classe, ne ressentit pas un jour d’une façon toute spéciale et très personnelle l’incontournable « To be, or not to be, that is the question. »

Être bilingue, ou être unilingue, voilà encore et toujours l’existentielle question de bien des Manitobains.