La Liberté ÉDITO

Par Bernard Bocquel

[email protected]

La Liberté du 27 janvier 2016

Lorsqu’on a demandé au Premier ministre Justin Trudeau pourquoi il avait nommé à son cabinet autant de femmes que d’hommes, il a tout simplement répondu : « Parce qu’on est en 2015. »

Sur le plan de la mise en perspective de l’évènement, il aurait été aussi historiquement juste, mais politiquement plus dérangeant, de répliquer au sujet de la parité hommes-femmes : « Mais parce que ça fait maintenant presque 100 ans que les femmes ont le droit de voter! »

Dans l’histoire de la province du Manitoba, le droit de vote pour les femmes, obtenu de haute lutte le 28 janvier 1916, constitue un moment particulièrement remarquable. Un peu parce que la Province du Milieu a ainsi acquis la distinction d’être la première juridiction politique canadienne à avoir accordé ce droit. Et beaucoup parce que cette étape monumentale dans la vie démocratique a ouvert la voie à la possibilité de recomposer la société manitobaine.

Il n’est toutefois pas inutile de rappeler que le même gouvernement, celui du libéral et réformateur Tobias Crawford Norris, avait déjà à ce moment-là virtuellement décidé d’abolir les écoles bilingues, c’est-à-dire les centaines de petites écoles où un enseignement était donné en anglais, et aussi en français, en allemand, en ukrainien et en polonais.

Les législateurs admettaient que la société manitobaine pouvait évoluer sous l’influence du vote des femmes, mais qu’elle devait évoluer en anglais. L’époque n’était pas au multiculturalisme comme aujourd’hui, mais à l’obsession de l’élite anglophone aux commandes des grandes organisations de s’assurer que l’Ouest du Canada s’imprégnât de la pensée british . Une pensée dont la conviction centrale résidait dans l’orgueil de la supériorité morale de l’Empire britannique.

Une conviction qui relevait certes de la pure illusion; une illusion cependant facile à entretenir puisque tous ces étrangers qui s’efforçaient de s’enraciner au pays étaient bien souvent considérés comme des quasi-barbares. Un regard élitiste qui avait sûrement contribué à motiver la Women’s Christian Temperance Union, au vrai surtout très préoccupée du sort des familles d’ouvriers urbanisés, mal éduqués et voués à la pauvreté. Cette organisation s’activait depuis des décennies pour le droit de vote des femmes dans l’espoir d’imposer la prohibition effective de l’alcool, jugé source de multiples violences.

Mais pour vraiment faire pencher la balance prohibitionniste, la base militante devait être élargie. Or, justement, au début du 20e  siècle, toujours moins de gens croyaient qu’une société devait être un reflet de prétendues lois divines, qui exigeaient que les hommes et les femmes exercent leur influence dans des sphères distinctes. C’est ce profond changement dans les mentalités qui ouvrit un boulevard aux réformateurs de la Political Equality League, fondée en 1912.

Les lois qui prohibèrent l’alcool ne donnèrent pas les résultats escomptés et furent somme toute assez vite abolies. Au chapitre plus fondamental de l’égalité et de l’équité, force est de reconnaître que la grande victoire accordée aux femmes manitobaines voilà maintenant un siècle (en 1940 au Québec) n’a pas encore produit tous ses fruits. Ceci dit bien sûr si l’on croit que l’égalité et l’équité sont les deux piliers fondamentaux dans la lutte pour se donner une société saine, c’est-à-dire porteuse d’un avenir capable de motiver toutes ses forces vives.

Évidemment, dans une société qui se veut démocratique, l’obtention du droit de vote n’est qu’un point de départ. Le droit de voter n’est pas une panacée, car un droit ne règle rien en soi. Le rendre obligatoire, tel que c’est le cas dans certains pays comme l’Australie, ressemble d’une certaine façon à un aveu d’échec démocratique.

L’idéal aurait été que le droit de voter gagné par les femmes soit aussi compris comme une obligation morale pour les deux sexes de mieux réfléchir sur soi-même, sur les valeurs auxquelles on tient. Le véritable enjeu du vote devenant alors le droit de peser librement sur les changements de la société dans laquelle on vit ensemble.

Après 100 ans, le miracle humaniste ne s’est toujours pas concrétisé à grande échelle. Les centenaires vont et viennent, la bataille continue.