La Liberté ÉDITO

Par Bernard Bocquel

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La Liberté du 23 mars 2016

Les élections provinciales auraient dû se tenir en octobre 2015. Mais pour cause d’élections générales fédérales, elles ont été repoussées au 19 avril 2016. En l’occurrence, le gros bon sens du législateur aura prévalu deux fois : en renonçant à tenir deux élections générales simultanées et en évitant d’essayer de planter des panneaux partisans dans un sol gelé.

Si bien qu’au lieu de cogner à des portes dans Saint-Boniface à l’automne 2015, le Premier ministre a eu le 15 octobre l’opportunité de se présenter encore une fois à l’AGA de la Société franco-manitobaine. Une rumeur voulait que Greg Selinger en profiterait pour rendre publique son intention de déposer un projet de loi destiné à donner un cadre légal à sa politique sur les services en français.

En politicien consommé, le député de Saint-Boniface depuis 1999 aurait pu transformer sa conversion très tardive à une loi sur les services en français en ovation debout. Ce jour-là pourtant Greg Selinger était en petite forme oratoire. À tel point que bien des personnes présentes dans la salle n’ont pas saisi sur le coup le potentiel historique de son annonce.

À moins que ce ne fût l’incrédulité qui empêcha leur compréhension spontanée. Car enfin, nous étions alors à six mois du jour du scrutin. Sans être expert en rouages parlementaires, un rien de gros bon sens suffisait à sentir qu’il ne restait vraiment plus beaucoup de temps pour adopter une loi sur un sujet réputé sensible.

Surtout que même les rêveurs francophones les plus optimistes voyaient que, bien qu’il eût de justesse survécu en mars 2015 à une révolte interne, le Premier ministre n’avait pas repris l’ascendant sur ses troupes. Alors comment un chef affaibli saurait-il intéresser ses députés à une Loi sur l’appui à l’essor de la francophonie manitobaine? Une loi qui de plus pourrait leur nuire pendant la campagne électorale. Et sur quelle contorsion de l’esprit un francophone optimiste pouvait-il s’appuyer pour espérer croire que Brian Pallister accorderait la moindre petite faveur à son principal opposant?

La rédaction de La Liberté, bien consciente de toutes ces graves réserves, mais aussi consciente de ses responsabilités envers sa communauté de lectrices et de lecteurs, a tenu à suivre pas à pas l’aventure du projet de loi 6, déposé le 24 novembre 2015. Ainsi nous avons documenté ce qui apparaît maintenant comme la chronique d’une prévisible mort au feuilleton.

Le gros bon sens dont les journalistes sont aussi capables de faire usage nous a d’ailleurs conduits à reconnaître que la position du chef de l’Opposition n’était pas dénuée de fondement. Si Brian Pallister force un brin la note en estimant que les néo-démocrates avaient 17 ans pour passer une loi sur les services en français, numériquement parlant il n’a pas tort. Non seulement le NPD dispose depuis 1999 d’une majorité (32 sièges sur 57), mais le parti a réussi, élection après élection, à consolider son emprise sur le pouvoir : 35 sièges en 2003, 36 sièges en 2007 et 37 sièges en 2011.

Le résultat électoral de 2011 met cruellement en lumière l’imparable logique avancée par le chef du Parti progressiste-conservateur. En effet, si Greg Selinger tient les rênes du pouvoir depuis octobre 2009 suite au départ de Gary Doer, l’impressionnante victoire de 2011 lui appartient en propre. Prenons-en bien la mesure : non seulement les néodémocrates n’avaient jamais obtenu autant de sièges, mais en plus le Premier ministre à l’irréprochable légitimité venait du comté de Saint-Boniface! Une situation tellement impensable voilà quelques décennies qu’elle vaut bien un point d’exclamation.

Sûrement le Premier ministre ne doute guère de ses qualités de leader. Avec un peu de volonté politique, il disposait, en sa qualité de protecteur attitré de la francophonie manitobaine, de tout le temps législatif nécessaire pour faire passer une loi légitimant la politique sur les services en français, timidement mise en route sous Howard Pawley (NPD), puis accentuée par son successeur progressiste-conservateur Gary Filmon.

Mais si le gros bon sens à la Selinger a fait de lui un grand défenseur de la justice sociale, il ne lui a pas été donné de saisir le rôle historique que pourrait jouer sa province du Manitoba, la plus particulière des provinces canadiennes, à la fois par sa naissance métisse et sa position de charnière entre l’Est et l’Ouest. En politicien habitué à traiter avec des groupes de pression organisés (aîné(e)s, étudiants, profs, pompiers…) Greg Selinger, qui a pourtant bien appris le français, n’a vu que la francophonie institutionnelle existante, au lieu de saisir l’occasion d’encourager l’émergence du grandissant noyau bilingue de notre province, dont il dirige les destinées depuis plus de six années.