La Liberté ÉDITO

Par Bernard Bocquel

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La Liberté du 13 avril 2016

Depuis des décennies la planète entière traverse des changements énormes. Les avancées technologiques sont si phénoménales qu’on peine même à comprendre ce qui nous arrive. Dans ce monde turbulent, les personnes engagées dans la grande aventure volontariste du Manitoba français disposent par ce fait d’un atout supplémentaire pour consolider le centre de gravité de leur existence.

Et c’est justement pour mieux réfléchir sur elles-mêmes que plus de 1 500 personnes ont participé à des cafés citoyens dans le cadre des États généraux de la francophonie manitobaine. Il suffisait pour cela d’avoir envie, selon la formule proposée, de savoir être, de savoir penser, de savoir agir et de savoir rêver.

Ces personnes ont loyalement réfléchi sur elles-mêmes, ont donné d’elles-mêmes parce que cette langue française qui les habite ne leur paraît plus assez vibrante pour soutenir le cœur de qui elles sont. Le minutieux travail de compilation et de présentation des discussions (qui se sont déroulées sous la promesse de l’anonymat) par des chercheurs de l’Université de Saint-Boniface sous la direction de Danielle de Moissac, prouve d’abord et avant tout qu’il existe au Manitoba un noyau de gens pour lesquels l’usage de la langue française appartient à leurs valeurs fondamentales.

Au-delà des multiples souhaits, espoirs, affirmations, suggestions, perceptions, contradictions, il se dégage de ce rapport, dévoilé le 6 avril, le constat que la volonté de cultiver au Manitoba un bilinguisme personnel a fait de la langue française un instrument d’ouverture obligée à l’autre. Il s’agit là d’un renversement complet de la vision de l’utilité du français depuis l’époque où le clergé canadien-français, par son slogan « La langue gardienne de la foi », cherchait à cloisonner le monde de ses ouailles. Il est vrai que l’autre, l’Anglais, le protestant, était alors hélas prisonnier de son état de dominant.

Bien entendu, les fortes tendances à l’ouverture manifestées par bien des participantes (62 % de femmes) et participants ne signifient pas que la tentation du repli sur soi pour sauver la langue française soit vaincue. Cette volonté manifeste d’ouverture, ce besoin personnel d’accepter la rencontre avec l’autre pour en faire un allié constitue en tout cas une bonne nouvelle pour la société manitobaine en général.

Car si le discours public à la mode est bien d’encourager les différents groupes culturels de s’ouvrir les uns aux autres, la réalité est encore loin des belles phrases. L’exemple des relations entre les Autochtones et le reste de la population suffit à étayer cette vérité. Pourtant, nous les bilingues par choix sommes si proches des Premières nations. Car les Autochtones sont au fond devant le même défi que tous les participants aux cafés citoyens : comment rester bilingues? Comment réussir à ne pas se limiter à l’anglais, la langue de tout le monde. Comment rester un passeur entre au moins deux univers linguistiques? En somme : comment s’y prendre pour être soi-même?

Il serait vain de chercher dans le rapport des « comment » s’y prendre pour concrétiser les idées et autres vœux avancés, puisque ce travail n’avait pas été confié aux chercheurs universitaires. Par contre, il ressort aussi du rapport sur les cafés citoyens une série de considérations vieilles comme la francophonie institutionnalisée sur ce que devraient entreprendre les personnes payées pour entretenir la flamme francophone (les enseignants, les gestionnaires des organismes, par exemple). Il s’agit-là d’une espèce de tentation de croire au maintien de la langue française par délégation d’autorité.

Nous verrons après le Grand rassemblement du 23 avril si des éléments de solutions se profilent. Chose certaine, et 50 ans de francophonie subventionnée l’ont amplement démontré, l’argent fédéral n’a pas le pouvoir de créer un esprit de confiance dans l’avenir. Pour que cet indispensable esprit naisse (ou renaisse), il va falloir qu’émerge une raison d’être convaincante pour que se poursuive l’effort (le mot revient souvent dans le rapport) de cultiver son bilinguisme français-anglais/anglais-français.

Car s’il est bien important de savoir être, de savoir penser, de savoir agir et de savoir rêver, il s’avère infiniment aussi nécessaire d’avoir une raison d’être, une raison de penser, une raison d’agir et une bonne raison de vouloir rêver en français dans ce monde qui continue de bouger si vite qu’on doute parfois de ses propres points de repères.