Par Bernard Bocquel
La Liberté du 22 juin 2016
Pour souligner l’initiative de votre gouvernement concernant votre projet de loi 5 sur les services en français, La Liberté de la semaine dernière n’avait pas hésité à titrer à la Une : UN GESTE HISTORIQUE. Historique en effet s’avère la franche volonté politique dont vous faites montre.
Les efforts de votre prédécesseur Greg Selinger en faveur de la reconnaissance pratique du français ont cependant été réels pendant ses années au pouvoir (jusqu’à son projet de loi 6), comme l’ont aussi été ceux de Gary Filmon, qui avait donné suite aux recommandations de l’actuel juge en chef du Manitoba Richard Chartier sur la mise en place de centres de services bilingues. Évidemment avec toute la prudence requise à un temps où l’élément anti-francophone disposait encore d’un pouvoir inhibiteur sur les esprits les plus progressistes.
Sans doute avez-vous osé franchement prendre d’emblée le relais de Greg Selinger parce que vous appartenez à une autre génération. La génération de celles et ceux trop jeunes pour avoir dû encaisser de plein fouet le traumatisme que fut la crise sur la constitutionnalisation des services en français en 1983.
Quoi qu’il en soit, le geste historique posé par votre gouvernement constitue une nouvelle étape dans la prise de conscience de la nature bilingue de la Province du Milieu, bafouée sitôt le Manitoba venu au monde. Indifférents à l’esprit de coexistence des Métis, les Canadians de l’Ontario, en lutte pour la domination totale du Canada, s’étaient tout simplement imposés par la force. Ils doivent maintenant se retourner dans leur tombe.
En effet, députée de la circonscription de Riel à qui son Premier ministre a confié les Affaires francophones, vous avez décidé d’apprendre le français pour donner son plein sens aux responsabilités qui vous incomberont lorsque le projet de loi 5 dont vous êtes la marraine deviendra loi. En pleine conscience, vous aurez « pour mandat de prendre les mesures nécessaires en vue de favoriser l’épanouissement de la francophonie manitobaine ».
Il est à cet égard intéressant de constater que le titre du projet de loi en français ne parle pas de communauté francophone, contrairement à la version anglaise. En effet, le Bill 5 se présente comme « The Francophone community enhancement and support Act ». En admettant que le projet de loi garde le même vocabulaire, un effort pédagogique en direction de nombreux Manitobains sera nécessaire. Il vous faudra en effet marteler que la loi ne cherche pas à satisfaire un groupe de gens en particulier, mais veut permettre à toutes les personnes qui le désirent de cultiver un bilinguisme fonctionnel français-anglais/anglais-français.
Car la réalité de l’égalité constitutionnelle de l’anglais et du français fait que le français ne saurait être réduit à une langue communautaire. Cette distinction est d’autant plus essentielle que les immigrants francophones n’ont pas à devoir s’intégrer à une hypothétique communauté franco-manitobaine/francophone pour légitimement faire usage de leurs droits linguistiques.
En vérité, pour pleinement s’inscrire dans la réalité contemporaine du Manitoba, votre projet de loi devrait appuyer l’épanouissement du bilinguisme français-anglais/anglais-français. Puisque pour un Manitobain, de naissance ou d’adoption, il va de soi qu’une honnête connaissance de l’anglais est nécessaire, sinon indispensable.
Nous ne sommes plus à l’époque des luttes larvées entre « Canadiens (français) » et « Anglais (résolument unilingues) ». Dans un monde où l’ouverture à l’autre constitue une valeur cardinale à cultiver dans l’intérêt de l’Humanité toute entière, nous avons besoin de personnes qui refusent l’unilinguisme. Il est clair que pour la plupart des gens issus, et encore directement en résonnance avec le fond historique canadien-français, l’idée « franco-manitobaine » est une manière de dire que le français demeure leur langue de cœur.
Il est tout aussi clair que les plus jeunes générations se conçoivent avant tout comme des bilingues. Mais trop souvent encore, l’unilingue anglais a du mal à comprendre pourquoi son compatriote manitobain cherche à obtenir un service en français, puisqu’il est souvent aussi à l’aise en anglais que lui. L’explication est simple, ancrée dans la réalité quotidienne : le bilingue français-anglais a vraiment besoin des services en français quand il a décidé qu’il ne voulait pas régresser à l’état d’unilingue.
Votre travail aux Affaires dites francophones ne fait que commencer. Puisque étymologiquement le ministre est le serviteur, surtout continuez de nous inspirer, Madame la ministre. D’autant plus que nous manquons en ce moment de serviteurs capables de déployer une narrative bilingue porteuse d’avenir.