C’est au bout d’une route de campagne, à dix minutes en voiture de la ville de Saint-Laurent, qu’on trouve la ferme de Branko et Frieda Krpan. Beagles Road, c’est le nom – tout à fait officiel – de cette route. Ce qui en dit long sur la notoriété acquise par le couple dans l’élevage de chiens de chasse.
par Valentin CUEFF
Frieda et Branko se sont installés là en 1974. Ils ont à l’époque deux enfants et déjà une douzaine de beagles dans leurs pattes. À l’origine, ce terrain devait se limiter à 72 hectares. « Mais il a décidé qu’on devait ajouter un zéro », rigole Frieda Krpan en pointant du doigt son compagnon. Soit 720 hectares. L’éleveuse admet qu’à l’époque, elle n’avait aucune idée elle-même de la surface que cela représentait.
Autour d’un café, attablé dans la salle à manger, le couple raconte ses débuts dans l’élevage. Sur les tasses, on retrouve des images de chiens, ou au moins l’empreinte d’une patte. Dans le salon, on remarque une peau d’ours accrochée au mur. C’est un ami de Branko qui aurait percuté cet animal en voiture, alors qu’il conduisait ivre. En récupérant l’animal mort, l’éleveur aurait évité au chauffeur d’avoir affaire à la police.
Ce trophée incongru complète le décor rustique d’une maison qui fleure bon les années 1970, sans nostalgie ni kitsch.
Branko est d’origine croate ; c’est un homme à la carrure imposante, dont la moustache grisonnante, qui descend jusqu’à son menton, va de pair avec un accent des Balkans bien trempé.
Quant à Frieda, elle vient des Pays-Bas. La coupe courte et les pieds dans les bottes, elle a tout de la fermière au tempérament fort et doux à la fois. Plus bavarde que Branko, elle est bilingue anglais-français.
« Beaucoup de chiens du passé… »
En 2015, le Club Canin Canadien (CCC), qui encadre l’enregistrement des chiens de race au Canada, souhaitait décerner un Prix de maître d’élevage à Branko et Frieda Krpan. Pour recevoir un tel honneur, il est nécessaire d’avoir au moins 20 chiens champions à son actif. Or, le couple de Saint-Laurent compte plus de 200 beagles sortis vainqueurs de compétitions.
Les deux éleveurs étalent sur la table des magazines consacrés aux beagles. À juger les couleurs passées et le papier un peu jauni, ces parutions doivent être vieilles de vingt, trente voire quarante ans. Dans chacun d’eux, on retrouve des photos de ces champions sortis de l’écurie Branko’s beagles, qui posent de profil, droit, la tête relevée, devant leurs maîtres. « Beaucoup de chiens du passé… » dit Frieda en tournant les pages, un peu rêveuse.
Dans un numéro de American Beagler, une pointure du milieu fait l’éloge du couple Krpan : « sans aucun doute, les éleveurs les plus brillants ». « C’est gentil de sa part », commente la fermière.
Branko et Frieda se sont rencontrés à Winnipeg en 1969. Un mois plus tard, ces deux amoureux des animaux emménageaient ensemble. Passionnés par la chasse, ils se sont mis à la recherche d’un compagnon canin pour les assister dans cette activité. Frieda raconte que tous deux ont toujours, au cours de leur vie, eu un chien – et pas nécessairement un beagle.
« On voulait un chien qu’on pouvait avoir dans la maison, qui ne soit pas trop grand, qui pourrait venir chasser avec nous, et qui n’aurait pas le poil long. Alors, on a arrêté notre choix sur le beagle. Et c’est comme ça que tout a commencé. » Frieda Krpan
La première s’appelait Léa. Des centaines d’autres beagles lui ont fait suite.
« Léa a beaucoup voyagé avec nous. Un jour, on l’entraînait à chasser le lapin dans les environs de Toronto. On a alors vu cet homme sortir de la forêt avec une demi-douzaine de beagles. Nous étions fascinés. Nous adorions l’idée d’avoir un groupe de chiens. Alors nous avons commencé à avoir plus de chiens. »
Vers 1973, après quelques années passées en Ontario, le couple décide de déménager à nouveau vers l’Ouest et achète cette ferme à Saint-Laurent, qu’ils occupe encore à ce jour.
C’est à peu près à cette époque que les Krpan se sont lancés dans l’élevage de chiens. Pour Branko, ils ont « juste glissé dedans », comme si cela allait de soi.
Le talent naturel
« Les gens nous en demandaient. Et nos chiens ont commencé à gagner lorsqu’ils étaient présentés en compétition », explique Frieda Krpan. Son compagnon surenchérit : « Le succès est venu rapidement. Nos beagles gagnants ont été notre meilleure publicité. »
Très vite, les beaglers – c’est le terme employé pour évoquer les amateurs de beagles – se montrent intéressés par le fruit de leur travail. « Quand les gens vont à des épreuves de terrain, ils veulent un chien gagnant. Et si le chien gagnant est un “Branko’s Beagle”, alors ils veulent un beagle de Branko. C’est comme ça. C’est difficile d’être au sommet. Mais nous sommes au sommet depuis longtemps maintenant », estime Branko Krpan.
« Quand les gens vont à des épreuves de terrain, ils veulent un chien gagnant. Et si le chien gagnant est un “Branko’s Beagle”, alors ils veulent un beagle de Branko. C’est comme ça. » Branko Krpan
Pour Frieda, le fait d’élever les chiens selon les standards du CCC a fait la différence. « Parce qu’on est très stricts dans notre façon d’élever, nos chiens ont commencé à se faire remarquer. »
Comment le couple explique-t-il ce succès?
Sans prétention, Branko Krpan déclare qu’ils sont tout simplement doués pour l’élevage. « Quand j’étais jeune, je voulais jouer de la guitare. J’ai essayé tellement de fois et je n’y arrivais pas. C’est parce que je n’étais pas fait pour ça. C’est pareil pour les chiens. »
« Pour faire de l’élevage, vous devez avoir ce talent en plus qui fera de vous de bons éleveurs. Il se trouve que nous avons tous les deux le talent pour élever des animaux. Il faut simplement avoir l’œil pour certaines choses. »
La taille du chien, son endurance… Au premier coup d’œil, le couple Krpan reconnaît les défauts et qualités d’un chien. « Il faut avoir un œil critique et comprendre qu’aucun chien n’est parfait, comme il n’existe personne de parfait », déclare Frieda.
« On peut toujours les améliorer. Alors quand on fait un élevage, on espère, en croisant des chiens, avoir un descendant qui dépasse les qualités et défauts de ses parents. »
De Phantom of the Opera à Apollo
L’éleveuse ne repère pas seulement les détails des chiens propres à l’élevage canin. Elle est aussi capable de reconnaître chacun des chiens selon son aboiement. « Si vous avez 10 enfants – dieu merci je n’en ai pas autant – chacun a sa personnalité. C’est pareil avec les chiens. »
Elle nomme aussi chacun d’entre eux, quand les personnes qui les adoptent ne le font pas eux-mêmes. Nommer des centaines de beagles au fil des années n’est pas une mince affaire et Frieda Krpan admet avoir eu plusieurs phases ; une plutôt cinéma, avec ce beagle nommé Play it again Sam (célèbre réplique du film Casablanca), une autre plus rock’n’roll, avec ce toutou baptisé ACDC. « L’année passée j’étais dans une phase dieux grecs… je les appelai Artémis, ou Apollo. »
Avec le succès de leurs chiens, les Krpan ont commencé à exporter. Leur marché s’est étendu, des États-Unis à l’Europe. Le transport du chien à lui seul reviendrait à 1 500 dollars. Mais leurs clients n’adopteraient pas des beagles d’ailleurs. Le couple raconte qu’ils iront notamment en Grèce à l’automne. « Ce sera notre dernier voyage », précise Frieda.
L’éleveur ajoute : « Nous sommes en quelque sorte au crépuscule de notre carrière. Nous avons toujours entre 50 et 60 chiens, parce qu’il faut une large base génétique pour un bon élevage. Mais on réduit les nombres. »
Si la retraite n’est pas loin, les Branko’s beagles ont encore de beaux jours devant eux. Leur deuxième fils, qui habite la ferme à côté de la leur, devrait prendre leur suite. « C’est un choix difficile. Mais notre fils adore chasser. Donc on travaille sur la transmission. »
La maison des trophées
Les beagles sont regroupés selon leur âge dans des enclos perdus entre les vaches, les oies et les voitures abîmées par le temps. Ils se mettent à japper dès que quelqu’un approche de la grille.
Le couple raconte que l’une de leurs chiennes a eu une portée la veille. Dans un entrepôt, six chiots, d’à peine dix centimètres chacun, sont collés à leur mère qui semble fatiguée et inquiète. Frieda fait en sorte que chacun des nouveaux-nés trouve sa place pour téter.
Au milieu de ce terrain, une vieille maison qui semble déserte. Branko Krpan explique qu’il s’agit de leur ancienne maison, qu’ils ont abandonnée pour en construire une nouvelle.
Désormais, elle n’abrite que leurs prix, tous leurs prix gagnés au cours de leur carrière d’éleveur. Une reconnaissance matérielle qu’ils semblent peu estimer.
Dans ce qui devait être la cuisine se trouvent désormais des coupes, des trophées décrochés à travers tout le continent. Entassés les uns sur les autres sur une table, ou bien accrochés sur un mur où il n’y a plus un centimètre de tapisserie disponible.
Branko fouille dans un vieux carton ; certains d’entre eux n’ont pas seulement pris la poussière, ils sont aussi cassés. Le couple explore ces reliques du passé d’un regard détaché.
S’ils sont fiers de la qualité de leurs chiens, ils ne semblent pas pressés de mettre ces médailles en avant. Leur vraie fierté? Pour le couple entré au Beagle hall of fame en 2011, ce sont probablement ces chiens qui ont fait la une des magazines spécialisés pendant si longtemps, et tous les souvenirs qu’ils y associent.