Attouchée dans l’enfance, violée, puis prostituée : Shamin Brown, aujourd’hui artiste et militante à Winnipeg, livre un témoignage puissant sur l’engrenage qui peut conduire certains enfants dans les filets des réseaux de prostitution.

Par Barbara GORRAND

«À 11 ans, j’avais déjà été attouchée sept fois. Et à 13 ans, j’avais été violée à neuf reprises. » Shamin Brown ne se drape pas de fausse pudeur. Sa voix ne tremble pas. Et son regard de se détourne pas. Si ses mots choquent, tant pis. Après tout, rien ne peut atténuer la violence de ce dont elle parle : l’exploitation sexuelle des enfants. Une spirale infernale dans laquelle elle a basculé, insidieusement, petit à petit. Caresse après caresse.

« Ça a commencé sans vraiment que je m’en rende compte. Je passais la nuit chez des amis, et je me réveillais avec leur père entre mes jambes. J’avais des professeurs qui me faisaient rester après les cours, et qui me caressaient. J’avais des voisins qui me proposaient de faire un tour de tracteur, et qui me touchaient. Ou des oncles. Ou d’autres membres de ma famille. Je n’avais pas conscience que c’était une forme d’exploitation, parce que je n’étais pas payée. Mais c’était de l’exploitation malgré tout, parce qu’on profitait de moi. De ces gestes répétés, tout au long de ces années, je me suis convaincue que c’était normal, que c’était ma raison d’exister. Et que j’avais sans doute quelque chose à y gagner. »

À cette époque, Shamin est à Vancouver. Elle a 15 ans, elle vit seule, mais elle est toujours entourée. D’hommes riches plus âgés, pour la plupart, qui l’emmènent faire la fête. « Il s’agissait plutôt de leur tenir compagnie. Tant que j’étais habillée de façon sexy et que je flirtais avec eux, ça leur suffisait. Mais tout a changé quand je suis arrivée à Winnipeg. »

 

“On me traitait comme une adulte, alors pour moi c’était excitant.”

Shamin Brown, survivante

 

Là, Shamin rejoint des membres de sa famille, dont plusieurs jouent un rôle-clé dans le commerce sexuel de la ville. « Certains géraient des sociétés d’escort, ou l’étaient elles- mêmes. Sans le savoir, j’étais entourée de pimps, sans vraiment comprendre qui ils étaient. On me traitait comme une adulte, alors pour moi c’était excitant. Quand j’ai eu 18 ans, j’ai emménagé seule et tous ces gens sont sortis du bois. C’est à cet âge que j’ai pour la première fois échangé des faveurs sexuelles contre de l’argent. Je ne voyais pas le danger, c’était des amis de la famille. C’est même là que j’ai rencontré le père de mon fils aîné. C’était un pimp. Au début, l’histoire était belle : il me mettait du vernis sur les ongles de pieds, me faisait cuire des steaks pour le dîner, me préparait des bains avec des pétales de roses… Et puis il est devenu violent. Très rapidement. »

Pour s’en sortir, Shamin décide de reprendre le pouvoir sur sa vie. « Et la seule chose que je pouvais faire, c’était de dire : maintenant, je vais vous dire ce que je vaux. C’était la première étape pour avoir un quelconque contrôle sur ma vie. Jour après jour, je survivais aux abus sexuels en me les appropriant. Ce n’était peut-être pas la façon la plus saine de réagir, mais c’est la seule que j’ai trouvée. »

 

“Quand on nous réduit
à une valeur financière, on nous arrache une part de dignité.”

Shamin Brown, survivante

Survivre. Le mot est là. Car si Shamin, 38 ans aujourd’hui, est désormais artiste et écrivaine*, elle se considère avant tout comme une survivante. « Qu’il s’agisse de quelqu’un qui a travaillé dans une maison close, comme escort, qui a fait le trottoir, qui a été exploité par la pornographie, le strip-tease, qu’on soit un homme, une femme, un transgenre… Pour moi, lorsque vous avez survécu à ça, vous avez survécu à une grande indignité. Parce que nos corps sont sacrés, et que lorsqu’on nous commercialise, quand on nous réduit à une valeur financière, on nous arrache une part de dignité, notre capacité à nous considérer avec respect. Pour moi, quelqu’un qui a réussi à surmonter tout cela, à s’aimer suffisamment au milieu de tant d’indignité, est un survivant. »

En faisant preuve d’un tel recul sur son propre parcours, Shamin sait qu’elle est sur la bonne voie. Mais que le chemin qui lui reste à parcourir est encore long. « Avec qui je peux partager mon histoire? À qui je vais laisser la possibilité de me voir telle que je suis? J’ai encore l’impression d’échouer, en tant que mère, dans ma profession. J’étais censée être une prostituée, une « rien du tout » de la rue. Mon seul rêve accessible, ça aurait été d’être indépendante dans mon domaine. Alors forcément, j’ai encore beaucoup de mal à m’autoriser à rêver plus grand. »

*Aujourd’hui diplômée en Travail social de l’Université du Manitoba, Shamin Brown a publié en 2014 “I’m an addict : in bits and pieces” aux éditions Goldrock Press. En tant que poète, elle se produit dans de nombreux évènements et intervient également auprès du jeune public dans le cadre de projets de prévention.