Par Bernard BOCQUEL

L es vieux paysans de la Forêt-Noire n’auraient été surpris ni par les Panama Papers de 2016, ni par les Paradise Papers de 2017. Car la sagesse qu’on leur avait distillée, et qu’ils ont cherché à transmettre à leur tour, résume très bien le scandale : Geld regiert die Welt, und der Teufel die Leute. L’argent mène le monde et le diable les gens.

Les longues enquêtes journalistiques effectuées par un consortium de près d’une centaine de médias, rendues possibles grâce à des documents confidentiels obtenus par le grand journal allemand Süddeutsche Zeitung, mettent à jour les agissements financiers de la petite élite d’ultrariches qui se soustrait en toute légalité à ses obligations fiscales.

Au Canada, par exemple, les journalistes ont pu épingler un héritier de l’entreprise Seagram, Stephen Bronfman, qui a participé à un montage financier dans les Îles Caïmans, un paradis fiscal notoire. Ce proche ami du Premier ministre Justin Trudeau a aussi été actif dans des levées de fonds pour le Parti libéral. Un porte-parole du Parti libéral a tenu à souligner que Stephen Bronfman ne s’est pas mêlé de politique au sein du parti.

Si la précision était censée impressionner quiconque de la classe moyenne si chère au gouvernement, c’est probablement raté. Nul besoin en effet d’être un expert en politique partisane pour se dire que le Parti libéral serait bien ingrat envers Stephen Bronfman si en plus de s’occuper de collecter de l’argent il fallait qu’il se mêle de politique pour avoir de l’influence.

Vraiment, la politique étant la politique, la cupidité étant une des grandes faiblesses de notre espèce, y a-t-il même raison de se scandaliser des révélations contenues dans les Paradise Papers sur les manières très créatives de profiter des failles entretenues dans le système?

La réponse est un oui sans équivoque. On sait bien que les intouchables riches ou les multinationales surpuissantes, comme les géants de l’économie numérique, sont passés maîtres dans l’art de jouer les États contre les États. Il n’y a pas que les Îles Caïmans ou les Bermudes au coeur de l’évasion fiscale. Il y a aussi de vrais pays, comme l’Irlande et les Pays-Bas, qui vendent leur âme démocratique aux plus offrants.

Car dans un monde interdépendant, jouer au paradis fiscal pour d’étroits objectifs nationaux a forcément des conséquences sur la santé socioéconomique de nombreux pays. Tout particulièrement les pays qui sont des démocraties libérales, comme le Canada.

Le bon fonctionnement de ces sociétés dépend d’un État qui tire sa légitimité de la protection qu’il garantit aux droits et aux libertés individuelles. Les actions entreprises par les gouvernements doivent rester dans les limites constitutionnelles. À chaque fois que les gouvernants adoptent des politiques qui privilégient certains groupes au détriment d’autres au mépris d’un sens élémentaire de justice, l’État de droit qu’ils ont la charge de protéger en ressort blessé.

Pour la simple et bonne raison que des citoyens qui vivent dans la méfiance plutôt que la confiance, qui se sentent exclus plutôt qu’inclus, ont tendance à se porter vers les extrêmes. La montée en puissance de partis d’extrême droite dans bien des pays européens constitue un symptôme sûr que les démocraties libérales sont en crise. Et donc que bien des libertés tenues pour acquises sont potentiellement menacées.

Comme la liberté de la presse et la capacité de mettre en lumière l’incivilité suprême que les ultrariches entretiennent à l’endroit des masses, comme on disait voilà quelques décennies, ou de la classe moyenne, comme on se plaît à le dire de nos jours.

Le diable qui règne sur bien des esprits n’est pas en enfer; il opère bien au chaud dans les paradis fiscaux.