Par Bernard BOCQUEL

Lorsque l’avocat criminaliste devenu professeur de droit à l’Université du Manitoba décide de conquérir le siège de Fort Rouge aux élections générales de 1981, il est déjà à la mi-cinquantaine. Mais il n’a rien perdu à attendre son entrée dans l’arène politique.

Le destin réserve en effet au fils de Rose Shapack et Jacob Penner une aventure publique qui lui donnera longtemps matière à méditation, puisque Roland Penner, décédé le 31 mai à presque 94 ans, aura connu le privilège du grand âge.

Dans la société, les minoritaires de tous genres, s’ils sont le moindrement animés par un désir d’affirmation, ont besoin d’alliés bien placés et sûrs. Le cas des francophones du Manitoba fournit l’illustration exemplaire d’un groupe d’humains qui sait avoir des droits et qui est conscient que ses droits restent surtout théoriques tant que des hommes et des femmes de pouvoir ne se battent pas avec eux.

Roland Penner était de la trempe de ces gens habités par des convictions solides au point où le courage qu’il manifestait semblait aller de soi. À l’époque épique des luttes linguistiques, celle de la Crise sur la constitutionnalisation avortée de services en français qui avait agité toute la société manitobaine en 1983, un épisode particulier suffit à en apporter la preuve.

Il faut souhaiter que la rencontre publique tenue à Winnipeg le 14 juillet 1983 dans une immense salle du International Inn (aujourd’hui le Victoria Inn) restera à tout jamais le plus triste évènement en lien avec l’histoire du Manitoba des bilingues. Ce fut un concentré de pure folie. Des centaines de personnes divisées en deux camps défendaient inconditionnellement des positions irréconciliables. Tout espoir de discussion rationnelle s’était évanoui. La bête anti-francophone nourrie d’ignorance qui sommeillait dans tant et tant de Manitobains s’était réveillée et tonitruait en dépit de tout bon sens, au mépris d’un minimum élémentaire de dignité humaine.

Le gouvernement NPD, dont Roland Penner était le procureur général, et donc à la source de l’agitation haineuse, avait décidé d’organiser une série d’audiences publiques pour tenter d’expliquer son projet de modification de la Loi sur le Manitoba. Objectif : régler au plus pratique le problème posé par l’inconstitutionnalité du Official Language Act de 1890. En substance, il s’agissait de garantir des services en français en échange de la traduction des lois unilingues promulguées illégalement depuis 1890.

Dans la salle surchauffée, malgré les huées, les insultes, Roland Penner le vilipendé, promu bouc émissaire, resta d’un calme souverain, tâchant vainement mais fermement d’instiller un peu de raison dans les cerveaux. Impossible bien sûr de savoir les pensées qui traversèrent alors son esprit. Mais pas interdit d’imaginer que le souvenir de ses parents le soutint.

Car le néophyte en politique active fut élevé dans une famille d’immigrés d’Ukraine où l’engagement en faveur des laissés pour compte était une réalité quotidienne, quitte à en subir les conséquences. Jacob Penner, son père, conseiller municipal communiste à Winnipeg, avait été interné pendant la Deuxième Guerre mondiale. Tandis qu’il subissait l’opprobre de l’internement, son fils Roland s’engageait pour servir outre-mer dans l’artillerie. (1)

Certes on a beaucoup glosé au moment de la Crise linguistique, et longtemps après, sur l’extrême naïveté du gouvernement néo-démocrate de vouloir chercher à résoudre par la simple voie politique un casse-tête juridique. Il est cependant tout aussi évident que la volonté de rendre justice à des minorités dont le poids politique est marginal dans la société s’avère dans les meilleures conditions une entreprise risquée.

La fidélité au principe d’équité dont a su faire preuve Roland Penner tout au long de sa vie fait que pour longtemps à venir, sa mémoire restera une référence sûre pour les militants de causes sociales susceptibles de déranger l’ordre établi et maintenu par une majorité indifférente.

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(1) Pour mieux prendre la mesure du personnage, voir son autobiographie, A Glowing Dream, publiée en 2007. Petit détail : en allemand, le mot pour clochard est Penner.