Par Colette Balcaen

Après trois années de récoltes perdues à Willow Bunch, nos derniers sous ont servi à l’achat d’une ferme prometteuse : terre fertile et communauté chrétienne et francophone. Notre nouvelle petite maison blanche et coquette attend notre arrivée.

On ouvre la porte et les yeux. Les anciens propriétaires slaves fument tous autour de la table. Tout devait être prêt : clef en main et maison évacuée. Mais non! Il y a du bazar partout éparpillé entre les cordes à linge accrochées d’un mur à l’autre, les piles de gobelets et de chaudrons sales sur toutes les surfaces et les portes des placards à demi ouvertes. Nous sommes arrivés chez nous comme des intrus!

Ils parlent un peu d’anglais pour expliquer :

  • Only one week please? We live with you?

C’est alors entendu, pour une semaine seulement.

Le lendemain matin, le train arrive de la Saskatchewan avec nos meubles et nos boîtes, qu’on doit entreposer dans une grainerie vide. Nous campons dans les coins de notre nouvelle demeure parmi des étrangers insouciants. On goute leur popote et on pleure notre pauvre sort d’avoir quitté toute notre parenté.

On passe trois semaines avec ces étrangers. Un soir, en revenant d’une visite paroissiale, la maison est finalement vidée : nos boites volées, ce qu’elles contenaient est répandu partout sur le plancher! La poussière du brin de scie d’emballage nous bloque les narines.

En 1950, l’inondation avait saturé les cours des fermes et rempli les caves. Maman découvre ce que c’est que le « gumbo » du Manitoba. Au désespoir, elle voit ses souliers s’enfoncer dans cette boue et sa robe se maculer de lourdes et épaisses galettes de terre glaiseuse.

Au rythme de la pluie continuelle, maman pleure. Notre vie à Sainte-Anne est difficile. Les chevaux des fermes voisines n’arrivent pas à tirer les charrettes. Elles restent prises dans la boue. Il faut s’arrêter souvent pour gratter les sabots gommés des chevaux. Le trajet du village jusqu’aux fermes s’éternise. Il y a une distance approximative d’un mille et demi entre chacune, alors les visites se font rares.

Un soir, trois voisins s’arrêtent chez nous pour se présenter et nous souhaiter la bienvenue. Poussés par le vent et la pluie, ils entrent sans tambours ni trompettes. Tout mouillés, cheveux ébouriffés, nez crochus, manteaux pendants, ils dégouttent et des flaques d’eau coulent sur le plancher autour de leurs galoches.

– Ti-Gus, je m’appelle Ti-Gus…

– M-m-moé, R-r-roz-zè-èr-r…

– On est les trois frères Desrosiers…

– On a des grandes familles. Vous viendrez chez nous…

Tous les trois s’écrasent ensemble sur le banc près de la porte, et nous, on examine leurs allures courbées, leurs gestes simultanés et leurs voix discordantes. Ils partent aussi vite qu’ils sont arrivés, ballotant dans le vent.

Papa explique que ce sont les voisins à l’ouest de chez nous et que leur façon de parler est le joual. À notre bout il y a aussi des anglophones, des Ukrainiens et d’autres voisins d’origine slave. À l’est du village, il y a les Métis qui vivent à La Coulée. Ceux-ci parlent le métchif et ils n’aiment pas l’accent français de Papa. Les bavarderies locales nous poussent à les craindre… L’accueil de la part des gens du village est plutôt jovial et de caractère typique franco-manitobain : de bons vivants!