La dernière tâche que nous avons confiée au journaliste Daniel Bahuaud a été de réfléchir sur ses 20 ans à La Liberté. Un ultime rendez-vous avec vous, lecteurs et lectrices. Voici son témoignage. – La rédaction

Par Daniel Bahuaud

Avant le début de l’aventure

La Liberté a toujours fait partie de mon cheminement de vie. Cherchez dans La Liberté numérisée, et vous trouverez l’annonce de ma naissance. Cherchez encore, et vous trouverez peut-être mon nom comme membre du club de Bicolo. Cherchez une fois de plus, au début des années 1980, et vous me retrouverez en tant que chroniqueur musical, offrant des critiques de concerts de l’Orchestre symphonique de Winnipeg.

Des antécédents qui expliquent en grande partie pourquoi on m’a embauché, fin 1998. Dans une équipe rédactionnelle alors majoritairement québécoise, j’étais « le gars de la place ». Le gars élevé à Sainte-Agathe et à Saint-Boniface, le fils d’une Canayenne, Cécile Courcelles, et d’un Français de la Montagne, Hector Bahuaud, qui connaissait donc autant les régions que le « French Quarter » et qui, avant tout, avait les tripes franco-manitobaines.

Apprendre sur le tas

J’ignorais tout du journalisme, mais j’avais la plume facile, et je m’intéressais à la culture et à la politique. Je me suis donc mis à « apprendre sur le tas », avec l’appui de la rédactrice Sylviane Lanthier et de la journaliste Anie Cloutier, qui m’a beaucoup aidé, surtout dans ma première année au journal.

Mon premier texte : un vox pop léger sur ce que pourrait nous réserver l’année 1999, paru dans le premier numéro de 1999. En le relisant, je ne peux pas m’empêcher de remarquer qu’un des intervenants était Richard Loiselle. Le même Richard Loiselle dont l’arrêt cardiaque était le sujet central d’un récent article mettant en valeur les connaissances en réanimation cardiaque de son épouse… Anie Cloutier.

De cette première année à La Liberté, je me souviens surtout des visites en région. Et des rencontres avec des personnes engagées avec qui j’aurai une relation professionnelle pour 20 ans. Les rencontres sont une des grandes joies de la vie du journaliste. Exemple : en janvier 1999, j’ai couvert le Carnaval d’hiver de Sainte-Anne, où j’ai pu faire connaissance de Diane Connelly, toujours active au comité culturel de Sainte-Anne. Des francos engagés comme elle, il y en a heureusement dans presque chaque village.

À l’époque, comme aujourd’hui d’ailleurs, les journalistes prenaient leurs propres photos. Mais sur pellicule, et en noir et blanc. La photographie de l’ère pré-numérique réservait toujours quelques surprises. On ne pouvait pas voir la photo qu’on venait de prendre à l’instant.

Mon premier été, j’avais assisté à la Montagne à une fête communautaire. Mais mon Nikon s’était déréglé. Le mercredi, à ce temps-là où l’équipe montait le journal, on arrivait tous très tôt aux bureaux de La Liberté, à sept heures du matin. Hubert Pantel, le photographe, faisait son travail hebdomadaire pour développer les pellicules dans la petite chambre noire du journal. Résultat fatal : les photos étaient réduites à une ligne noire horizontale. L’horreur! Cette semaine-là, ma première priorité était de faire régler mon Nikon…

Attaché de presse et presse attachée

Un autre défi s’est présenté au fil des années. En 2000, si je voulais rencontrer Ronald Duhamel, le ministre des Affaires des Anciens combattants et Secrétaire d’État pour la Diversification économique de l’Ouest, il suffisait d’appeler son bureau, de parler 30 secondes avec la réception, et on me transférait au ministre.

Ronald Duhamel n’hésitait pas à répondre à mes questions. La transparence faisait partie de ses valeurs personnelles. Au point où, mourant d’un cancer, il s’était rendu disponible pour une dernière entrevue, pour parler de sa maladie et esquisser un bilan de son parcours politique.

Cette disponibilité faisait aussi partie de la culture politique du temps. Les députés fédéraux et provinciaux de toute trempe politique étaient prêts à jouer le jeu des médias. De nos jours, nos représentants sont entourés « d’experts » en communication qui, officiellement, se présentent comme des « facilitateurs » du dialogue entre le gouvernement et le public. Un beau doublespeak.

Plus que jamais, on nous barre la route. Et on essaie de nous enfumer. Récemment, le gouvernement Pallister a quasiment anéanti son service de traduction. Le communiqué officiel présentait ce sabrage comme une manière d’augmen­ter la quantité de traductions produites, et donc comme un avantage pour le public francophone. Aucuns chiffres sur le budget total du service de traduction, sur les salaires des traducteurs remerciés, sur les épargnes prévues, etc. Aucuns détails sur la manière dont la Province va s’assurer qu’il y aura véritablement des épargnes, et une augmentation promise de 10 % des documents traduits.

J’ai contacté les experts en communication de la Province, pour m’entretenir avec Teresa Collins, la directrice du Secrétariat des Affaires francophones, puisqu’elle est aussi responsable du service de traduction. On m’a répondu qu’elle ne sera pas disponible. Et pourquoi pas? Parce que c’est « la décision du gouvernement ».

Je me réessaye, par courriel, pour obtenir une entrevue de fond avec la ministre des Affaires francophones Rochelle Squires. Car les avancées technologiques ont permis aux politiciens d’éviter les interactions directes. Les ministres accordent rarement des entrevues. Ils se contentent de répondre à des questions écrites par courriel, pour contrôler leur message.

Même les mêlées de presse ont changé. Elles sont devenues très courtes et les journalistes peinent à poser plus d’une ou deux questions.

Quand les attachés de presse ont finalement répondu, ils m’ont sommé de me rendre au Palais législatif. Quand je me suis objecté à l’idée de m’introduire dans la mêlée de presse, on m’a répondu que « c’est la seule disponibilité pour les médias prévue par la ministre ».

Telle est la réalité de 2019. Pour obtenir la moindre information valable, ou pour avoir un ministre au bout du fil, il faut presque menacer les experts qui veulent contrôler le message officiel du gouvernement. Dans ce cas-ci, j’ai préparé des questions pour la ministre, et je les ai envoyées aux experts, en indiquant que je serai obligé d’écrire que la ministre n’a pas voulu répondre aux questions du journal. J’ai obtenu la réponse que je cherchais.

Si je partage cette frustration avec vous, lecteurs et lectrices, ce n’est pas pour me plaindre du sort des journalistes. Mais pour vous rappeler que si un journaliste n’arrive pas à franchir les obstacles qui ont été placés par exprès sur sa route – une situation des plus toxiques – il lui sera plus difficile de vous fournir les renseignements qu’il vous faut pour mieux comprendre les décisions prises par nos représentants. C’est mauvais pour les journalistes, c’est sûr. Surtout, c’est mauvais pour le public. Et pour la démocratie.

Entre-temps, les experts continuent d’envoyer constam­ment des communiqués aux médias annonçant, par exemple, un « nouveau » financement pour tel projet ou tel organisme. Toutes les citations de politiciens nécessaires pour écrire un article superficiel sont incluses.

Si le journaliste se met à creuser cependant, il s’aperçoit bien des fois que le « nouveau » financement n’est qu’une somme qui revient automatiquement chaque année. Ça, c’est de la vraie fake news.

La possibilité de s’exprimer

Je vous partage un petit secret. Je suis une personne plutôt introvertie. Je n’aime pas trop qu’on me demande publiquement mon opinion. À moins que ce soit sur la musique. Pourtant, en 2000, à l’été, on m’a accordé la possibilité de m’exprimer sur mon identité franco-manitobaine, telle que je la concevais à l’époque, dans une chronique intitulée À ciel ouvert. « Ciel ouvert » pour indiquer mes racines rurales, et pour jouer sur l’expression Parler à cœur ouvert.

J’ai accepté, en grande partie pour sortir de ma zone de confort. Pour apprivoiser mon inconfort. À ciel ouvert m’a permis d’offrir des pensées sur la langue française, l’importance de continuer de revendiquer, d’évoquer quelques leçons de vie apprises de mon grand-père maternel, Pacifique Courcelles, et de répondre aux propos racistes anti-francophones qu’on entendait encore de temps en temps.

En relisant mon texte J’suis pas un immigrant! paru en 2000 dans La Liberté, je vois combien ma vision de la francophonie manitobaine a évolué. Pour répondre au fameux Why don’t you speak English like other immigrants?, j’avais souligné que mes ancêtres avaient quitté une partie de leur pays pour s’installer dans une autre partie du Canada. Et que ma langue est une langue canadienne.

En 2019, j’ai changé mon fusil d’épaule. Déclarer, pour défendre sa francophonie, qu’on n’est pas immigrant, est une stratégie désuète qui fait partie de cette époque révolue où tout le monde était Canayen, quand les villages n’étaient peuplés que de Canayens qui allaient tous à la messe le dimanche et fêtaient tous le premier vendredi du mois.

Mes enfants, Gabrielle et Tristan, n’ont jamais connu cette francophonie isolée et homogène. Ils fréquentent une école où leurs camarades de classe peuvent venir du Sénégal, de la Côte-d’Ivoire, du Maroc, de la France et de la Belgique. Ils sont musulmans, juifs, chrétiens ou athées. Pour moi, dorénavant, l’immigrant est déjà membre potentiel de la francophonie dès sa descente d’avion.

D’où la nécessité de poursuivre la réflexion sur le rapport que les bilingues, les trilingues et les polyglottes entretiennent avec la langue française. Au fil des années, j’ai pu contribuer, avec mes collègues, à cette réflexion en constante évolution, dans les séries Le défi d’immigrer, Nos franco-réalités, Ma vie bilingue et maintenant Les francophones de la Loi 5, tous ceux qui ont une affinité particulière avec la langue comme le prévoit la loi de 2016.

La Liberté a été le miroir de cette évolution, et moi un de ses témoins.

La charge de l’éditorial

Si je n’aime pas trop exprimer publiquement une opinion, imaginez mon défi quand on m’a invité à écrire des éditoriaux, et à les signer, selon la tradition journalistique française. J’aurais été plus à l’aise à faire le travail d’un editor au Winnipeg Free Press, où les éditorialistes écrivent sous le couvert de l’anonymat.

N’empêche que j’ai pris le pli culturel, à ma façon. Ma méthode a reposé sur l’idée que je n’écrivais pas pour moi-même, ou même en mon nom, mais en tentant du mieux possible d’avancer un point du vue qui pourrait être celui de bien des francophones. Des parents, des grands-parents, des enfants, et tous ceux qui veulent voir s’épanouir notre milieu. Je voulais un regard posé, guidé par mes tripes francophones. Celles qu’on peut tous avoir.

Et puis j’ai pu éditorialiser sur quelques grands sujets d’actualité. Comme les attaques terroristes du 11 septembre 2001. Un évènement qui m’a à la fois horrifié et sidéré, tant les images en provenance de New York étaient surréalistes. J’ai invité les lecteurs – avant qu’ils n’émettent des opinions politiques ou culturelles sur les attaques – à se rappeler que les victimes étaient avant tout des personnes, chacune dotée de son parcours, de ses aspirations et réalisations, et de son humanité.

Plus que jamais, dans un monde de plus en plus anxieux, craintif, voire même xénophobe, il faut se rappeler l’humanité de l’autre.

Et aussi prendre le temps de se centrer. Dans le sillage des attaques terroristes, le ton de bien des médias était devenu de plus en plus strident, agité. Un matin, en 2002, franchement tanné des commentaires de plus en plus bellicistes, j’ai crié Ignorez les médias!

Belle ironie : un éditorial incitant les lecteurs à débrancher leur télés, radios et ordis, et à fermer leur journal. Il faut croire aussi que le texte a circulé. Parce qu’à ma très grande surprise, La Liberté a reçu un bon matin un appel de la Sélection du Reader’s Digest, version québécoise. On voulait réimprimer l’édito.

Pascal Dubé, le directeur du journal à l’époque, a tout de suite donné son aval. Quelques jours plus tard, un photographe embauché par Reader’s Digest s’est rendu chez moi.

Et me voilà dans le Reader’s Digest de novembre 2002 et dans toutes les salles d’attente du Canada.

L’initiative Dans nos écoles 

Sur le coup, quand Pascal Dubé m’a affecté à ce nouveau projet lancé en septembre 2002, j’ai très mal accepté mon affectation. Je commençais à me sentir plus à l’aise dans mon rôle d’éditorialiste.

Je me sentais rétrogradé. Bien que je comprenais le raison­nement de la direction. J’étais le mieux placé pour ce projet pionnier. J’avais enseigné le français et les sciences humaines. Je connaissais les programmes et je comprenais les visées de la DSFM, entre autres celles d’encourager « la réussite identitaire » (C’est le jargon« déesséfémique » pour dire qu’on veut aider les enfants à avoir de bonnes tripes francophones). En plus, je connaissais un grand nombre d’enseignants.

Au final, j’ai adoré. Vous ne pouvez pas vous imaginer l’impact de la visite d’un reporter qui vient interviewer des élèves. Surtout les plus jeunes, pour qui les questions et la photo représentent leur tout premier contact avec les médias.

Les années m’ont donné la conviction d’avoir gagné mon pari. Souvent, en visitant à nouveau une école, les jeunes qui avaient été interviewés préalablement venaient me serrer la main. J’ai aussi eu la grande satisfaction d’avoir fait en sorte que pour beaucoup de jeunes, La Liberté, par l’entremise des pages Dans nos écoles, devienne un rendez-vous hebdomadaire. C’est encore le cas. Les amis de Gabrielle et de Tristan passent tout de suite aux pages Dans nos écoles lorsqu’ils ouvrent le journal. L’excellent travail de Manella Vila Nova, qui s’occupe maintenant des pages, est lu et apprécié.

Une école de la vie

Tous les métiers, toutes les professions peuvent nous faire grandir. Quand on travaille à La Liberté, on va grandir.

Depuis 20 ans, mon devoir professionnel a été d’écouter. Pour me renseigner, et pour que je puisse ensuite vous informer. Chaque jour en effet, je me suis mis en état d’écoute active. Je suis allé à la rencontre des gens. J’ai été vraiment choyé d’inter­viewer des jeunes apprenants, des parents engagés, des athlètes et des musiciens talentueux, des artisans, des médecins, des commerçants, des prêtres et des philosophes, sans oublier des politiciens de tous les paliers gouvernementaux et de toutes les couleurs politiques.

J’ai participé à la grande conversation humaine. Voilà l’honneur du journaliste. J’affirme être devenu une meilleure personne. Une personne plus ouverte et plus humaine. C’est le plus beau cadeau que le journalisme ait pu me donner, grâce au privilège d’avoir fait partie de la famille de La Liberté.

Toute l’équipe est forte, et chacun de mes collègues à sa façon m’a fait grandir. Ce n’est pas un hasard. La directrice et rédactrice en chef Sophie Gaulin a ce talent remarquable de s’entourer de personnes dynamiques et engagées. Et de les inviter avec beaucoup d’humanité et de compréhension à se dépasser.

Je quitte le journal heureux, avec beaucoup de reconnaissance, confiant que La Liberté continuera, semaine après semaine, à être notre rendez-vous hebdomadaire essentiel.

Du fond du cœur, chers lecteurs et lectrices, merci.