Fin 2018. Alors que la Commission d’enquête sur les femmes et filles autochtones assassinées ou disparues concluait ses audiences, le Nobel de la paix reconnaissait les milliers de Yézidies victimes d’esclavage sexuel en Iraq en accordant la haute distinction à l’une d’elles, Nadia Murad. C’est dans ce contexte que l’ONU a publié, début 2019, un rapport sur la traite humaine.
Jean-Pierre Dubé (Francopresse)
Le Rapport global sur le trafic humain 2018 de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) n’avance pas de nouveaux chiffres sur le nombre de victimes, reconnaissant la difficulté de les comptabiliser. Le rapport de 2016 estimait leur total à 25 000, en hausse d’environ 40 % depuis 2011.
L’Office rappelle que la majorité des personnes exploitées ont été victimes de traite à des fins sexuelles. Quelques 49 % d’entre elles sont des femmes et 23 % des mineures. Parmi les groupes les plus connus se trouvent les quelque 3000 Yézidies asservies par Daesh.
Le document note une tendance à la hausse des condamnations pour des délits au Moyen-Orient et en Afrique. La plupart des crimes demeureraient toutefois impunis : « Les trafiquants ne risquent pratiquement pas d’être traduits en justice. »
Un marché très spécifique
Ce phénomène d’impunité s’élargit depuis 30 ans en raison du nombre croissant de conflits armés, selon l’ONUDC, renforçant les conditions propices au trafic humain. L’exploitation sexuelle au Canada évolue dans un contexte historique différent, affectant surtout les Premières Nations, comme l’a confirmé la Commission d’enquête sur les femmes et filles autochtones assassinées ou disparues (CEFFAAD).
Le Canada n’est pas aux prises avec un conflit armé, mais il est réputé pour le trafic humain au plan mondial. « Quand on voit les statistiques en termes de poursuites pénales, estime la commissaire adjointe, Johanne Crampton, on reconnait les failles (du système) et je dirais que notre succès est très limité. Même notre image — vous savez — à l’international est aussi limitée », écrit-elle [propos traduit par le journaliste].
« Le Canada est reconnu comme pays de source et de destination, a-t-elle précisé lors des audiences d’octobre dernier à Saint-Jean (TNL), également comme un pays de transition. Alors nous avons besoin de nous améliorer dans ce sens. »
Les trafiquants seraient souvent difficiles à identifier, selon Diane Redsky, gestionnaire du Ma Mawi Wi Chi Itata Centre à Headingley, au Manitoba. « Il existe un marché très spécifique et ciblé, en fait, pour les jeunes autochtones très vulnérables. Les filles trafiquées sont de plus en plus jeunes.
Une moyenne d’âge de 13 ans
« Quand j’ai commencé ce travail (auprès d’elles), il y a presque 25 ans, la moyenne du recrutement était de 16 ans. Elle est maintenant de 13 ans et elles sont de plus en plus jeunes », observe Diane Redsky.
L’intervenante sociale manitobaine constate la difficulté accrue de repérer le trafic. « On n’utilise plus vraiment le mot pimp sur le terrain. Les trafiquants s’introduisent comme amis, boyfriend ou manager et parfois même comme des pairs. Alors il est de plus en plus difficile de détecter le mauvais ami ou le mauvais boyfriend. »
Le trafic serait moins visible parce que l’exploitation et la traite se déplacent vers les technologies, dit-elle. Comme l’aurait fait valoir la mère d’une victime, internet fournit aux trafiquants « la possibilité d’entrer dans la chambre à coucher de ma fille en passant par son écran d’ordinateur ». L’internet jouerait un rôle significatif dans ce problème croissant.
Lors de sa présentation devant la Commission en décembre, l’Assemblée des chefs des Premières nations du Manitoba a recommandé, comme de nombreux autres groupes, la pleine mise en œuvre au Canada de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (2007), promise par le premier ministre Trudeau.
Des délais de trois semaines
L’article 7 de la Déclaration stipule que « Les autochtones ont le droit à la vie, à l’intégrité physique et mentale, à la liberté et à la sécurité de la personne ». Mais la pleine mise en œuvre engagée par le gouvernement de Justin Trudeau en 2016 se heurte aux dures réalités du terrain.
« Le Canada adhère, mais qu’est-ce qu’on va faire pour changer la situation », questionne Martine Robitaille, doctorante en criminologie à l’Université d’Ottawa. « En moyenne, après 48 heures, les chances de retrouver une personne disparue sont à peu près zéro. Mais quand la GRC dans l’Ouest reçoit un appel pour une Autochtone disparue, ça peut prendre une semaine. Pourquoi? »
La réaction policière serait teintée de préjugés. « On se demande si ces personnes sont vraiment disparues ou sont allées visiter quelqu’un. Deux filles de ma communauté sont disparues depuis 2008 : c’était partout dans les médias, mais ça a pris trois semaines avant de commencer à investiguer. Ça n’a pas changé. Le fédéral n’est toujours pas en mesure d’assurer la sécurité des Autochtones. »
La chercheuse québécoise remarque une continuité parmi les conclusions des diverses commissions d’enquête, de vérité et de réconciliation. « Ce sont les mêmes préoccupations. » Elle reconnait l’impact de plusieurs siècles de colonialisme, marquant la relation entre les Premières Nations et les policiers.
Une nouvelle génération sans préjugé?
« Quand on pense que la GRC allait dans les communautés pour retirer les enfants, ça explique la résistance de collaborer avec les policiers. Comment changer l’image de ceux qui sont censés te protéger? »
La thèse de Martine Robitaille porte sur les démêlés avec les services sociaux de parents autochtones dont les enfants ont été placés et adoptés. « Beaucoup de parents m’ont parlé de problèmes de relations avec les policiers. »
À l’université, ne pas sentir de barrière chez les étudiants est une source d’espoir pour la doctorante. « La nouvelle génération n’a pas de préjugés. Mais quand je pense aux gestionnaires (des corps de police) qui ont 50, 60 ans et plus, je me demande comment on fait pour changer les mentalités. Je trouve ça triste qu’il faut attendre que cette génération passe. »
Elle insiste sur l’urgence de changer la formation dans les écoles de police sur les enjeux autochtones. Mais c’est vraiment l’État qu’il faut changer. Les policiers représentent l’État. »
Qu’est-ce que la traite des personnes?
Chaque année, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants sont victimes de la traite des personnes, selon l’ONU. Par la contrainte, la duperie ou la force, ils sont exploités pour leur capacité de travailler, pour le sexe ou pour leurs organes. Presque tous les États sont touchés par ce crime, comme pays d’origine, de transit ou de destination des victimes.
La traite des humains peut être une entreprise lucrative et souvent liée au crime organisé. Mais peu de trafiquants sont jugés et la plupart des victimes ne seront probablement jamais identifiées et aidées. ONUDC agit pour que cela change, en aidant les États à lutter contre la traite des personnes, à protéger les victimes et à poursuivre les coupables en justice.