Un rapport de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF) fait état du nombre grandissant de locuteurs du français : ils seraient 747 millions en 2070, principalement en Afrique. Face à cette promesse d’un avenir radieux, plusieurs défis se posent. Certains y trouvent même un portrait trop optimiste.

Par Lucas PILLERI (Francopresse)

Emmanuel Macron lui-même l’avait déclaré lors du Sommet de la francophonie de 2018 : « L’épicentre de la langue française n’est ni à droite ni à gauche de la Seine, mais sans doute dans le bassin du fleuve Congo ou quelque part dans la région. » 

Le rapport La langue française dans le monde, publié l’automne dernier, promet de beaux jours au français sur le continent africain où se concentrent 60 % de ses locuteurs. Pour autant, la démographie suffit-elle à assurer un avenir à la langue ?

Un manque de légitimité

« Le poids d’une langue ne vient pas simplement du nombre de personnes », avise Michel Francard, professeur émérite à l’Université catholique de Louvain en Belgique. À ce compte-là, le chinois serait devant l’anglais, fait remarquer l’expert. 

L’universitaire en veut pour preuve le très faible nombre de mots d’origine africaine dans les dictionnaires, à peine une dizaine, contre un millier de québécismes et un demi-millier de termes suisses ou belges. « Le poids lexical des pays d’Afrique est largement sous-représenté », conclut-il.

Une situation que Jean-Martial Kouamé, linguiste en Côte d’Ivoire, regrette : « Tout le monde se réjouit de ce que le mot enjailler [un néologisme ivoirien signifiant s’amuser] soit entré dans le dictionnaire, mais on pourrait aller plus vite que ça. L’Académie française surveille la langue, mais une langue est dynamique. Il ne faut pas observer des dizaines de décennies avant de faire entrer des mots d’usage. »

Un portrait trop optimiste ?

Même constat pour son homologue de l’Université de Calgary, Ozouf Sénamin Amedegnato, pour qui les francophones africains sont perçus comme « des locuteurs de seconde catégorie ». Ce dernier remet même en question les données de l’OIF. « Les projections chiffrées sont erronées. Elles sont obtenues en additionnant les populations générales des pays où le français est langue officielle, sans se soucier vraiment si les gens le parlent ou non. » 

Exemple au Mali, qui compte 18 millions d’habitants, mais qui ne dénombrerait que 600 000 locuteurs. « La compilation de chiffres globaux permet de gonfler les statistiques et d’augmenter le poids de la France à l’échelle mondiale », estime le professeur en linguistique d’origine togolaise.

Surtout, le français en Afrique se mélange aux langues locales, donnant naissance à des variétés inédites qui peuvent parfois prêter à confusion pour le locuteur non aguerri. « Le français pratiqué en Afrique surprendrait pas mal d’Européens francophones », commente Michel Francard. Exemple avec le francolof au Sénégal, le camfranglais au Cameroun, ou encore le nouchi en Côte d’Ivoire, des codes mixtes puisant dans la syntaxe française et empruntant leur lexique, voire leur grammaire, aux langues africaines. 

Outre ces langues « marginales », modère Jean-Martial Kouamé, coexistent des variétés plus populaires et des registres soutenus dans les milieux privilégiés. « Dans toutes les langues, il y a des variétés marginales, moyennes et normées. Il ne faut pas avoir peur de cette variation, c’est dans l’ordre normal des choses. Il reste un fond commun que tout le monde partage et qui permet de se comprendre. »

Encore la langue de l’élite?

Le français souffre aussi d’un paradoxe, vu d’un côté comme la langue des Blancs et de l’assujettissement, de l’autre comme la langue de la réussite et de l’ouverture sur le monde. Après la vague d’indépendance des années 1960, les États africains ont en effet conservé le français et les élites, formées à Londres ou Paris, ont reproduit les schémas du passé.

Aussi, le français employé dans la politique, l’administration et l’enseignement ne correspond pas à celui des populations. « Il en résulte un fort taux d’échec scolaire » et une mise à l’écart des citoyens, déplore Ozouf Sénamin Amedegnato.

La bonne santé du français en Afrique dépendra beaucoup de celle de l’école. De nombreux défis subsistent ici : « Dans les quartiers populaires des grandes villes, on retrouve parfois des effectifs pléthoriques avec 70 élèves par classe », pointe du doigt Jean-Martial Kouamé.

Un investissement dans les ressources humaines, techniques et financières est primordial pour Rada Tirvassen, professeur et directeur du département des langues à l’Université de Pretoria en Afrique du Sud. « Il faut savoir que dans un certain nombre de pays, les enseignants ont une maîtrise insuffisante de la langue ou sont insuffisamment formés pour effectuer leur travail d’enseignant. La qualité des manuels pédagogiques, voire même leur disponibilité, sont des problèmes majeurs », analyse le spécialiste originaire de l’Île Maurice.

La volonté des hommes politiques sera ici décisive : « Il ne faut pas croire que les organismes internationaux comme l’OIF peuvent créer les conditions d’un changement de pratique ou de politique linguistique. Les changements doivent venir des États eux-mêmes », avertit Rada Tirvassen.

Enfin, si le français veut rayonner, il faudrait l’inscrire pleinement dans le pluralisme linguistique africain. « Il me semble que l’avenir du français en Afrique dépendra de sa capacité à se laisser choisir par les Africains qui en auraient le désir ou le besoin […] au lieu de s’imposer artificiellement au nom d’un passé colonial », défend Ozouf Sénamin Amedegnato, qui milite pour la promotion des langues africaines. L’avenir du français en Afrique s’annonce parsemé d’embûches.