Directeur général de l’Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques, le sociologue Éric Forgues étudie l’organisation de la société acadienne et francophone. Notamment, il s’intéresse aux questions de gouvernance communautaire, particulièrement aux prises de décisions collectives. Francopresse a exploré avec lui quelques thématiques acadiennes, extrapolées vers une perspective nationale.

 

Par Mireille E. LEBLANC (Francopresse)

 

Francopresse : Dans les organismes de représentation des francophones et des Acadiens, au Canada minoritaire, comment prend-on les décisions collectives? Qui les prend, pour les francophones vivant en situation minoritaire?

Éric Forgues : Dans ce que l’on peut observer, il y a des citoyens qui participent aux décisions et qui, éventuellement, peuvent influencer la prise de décision. Mais il y a aussi des organismes qui se situent dans différents secteurs ou qui représentent des groupes comme les femmes, les jeunes, les immigrants, les ainés ou autres. Ces organismes se sont développés dans différents secteurs et sont venus avec le temps complexifier la gouvernance communautaire et ont un peu écarté le citoyen.

 

Francopresse : Vous évoquez une crise de légitimité de ces organismes. Comment se vit-elle, dans nos communautés?

É. F. : Je dirais qu’il y a une confusion entre une approche qui se fonde sur les intérêts sectoriels ou organisationnels et les intérêts exprimés par les citoyens. Quand on fait une consultation pour décider de l’avenir d’une communauté, les organismes ont des intérêts précis à défendre. Les décisions vont refléter ces intérêts plutôt que ceux des citoyens. Je me pose donc des questions sur la légitimité des décisions collectives. À quel point reflètent-elles les aspirations de la population?

 

Francopresse : Il y aurait donc un décalage entre les dirigeants de ces organismes de représentation et les citoyens?

É. F. : Je ne suis pas le seul à dire qu’un écart s’est creusé entre la population et les organismes. Ces organismes sont financés le plus souvent par le gouvernement fédéral. […]. En finançant certains organismes ou projets, le gouvernement influence des choix collectifs de la communauté.

Certains organismes qui offrent des services ou défendent des intérêts sectoriels essayent aussi de représenter la communauté. Cela veut dire qu’ils doivent travailler de près avec les citoyens, créer un espace pour que les citoyens expriment leur point de vue qui se traduit par des fonctions collectives.

Quand des organismes financés défendent des intérêts, ils doivent faire des choix et établir des priorités pour la communauté. Une espèce d’arbitrage doit se faire entre les différents intérêts. Il y a tout un jeu de marchandage et de négociation pour établir des priorités pour la communauté.

Là où je trouve que ça devient problématique, c’est quand les organismes ont intérêt à préserver un certain statuquo. Prenons l’exemple de la consultation pour la modernisation de la Loi sur les langues officielles. Beaucoup de participants à cette consultation sont des organismes ou leur porte-parole et représentent donc le point de vue de l’organisme. Les citoyens sont consultés par un sondage en ligne et, après ça, on fait des analyses. Quelle est la portée réelle d’un citoyen qui s’exprime par un sondage en ligne?

J’ai vu des organismes communautaires francophones établir des plans de développement globaux de la communauté. Ils consultent beaucoup les autres organismes, mais quand vient le moment de consulter les citoyens, on les invite à remplir un sondage en ligne. C’est un peu là où je vois une certaine problématique.

Il y a aussi un décalage puisque les organismes travaillent de près avec le gouvernement envers qui ils ont une dépendance financière et administrative. De plus, les gouvernements vont financer en fonction de leur vision de développement d’une communauté et, comme ils tiennent le gros bout du bâton, ils peuvent influencer les priorités et les choix faits au niveau des communautés.

 

Francopresse : Comment les organismes pourraient-ils surmonter cette crise de légitimité?

É. F. : Les organismes porte-parole comme la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick, la Fédération acadienne de la Nouvelle-Écosse ou encore la Société Saint-Thomas d’Aquin à l’Île-du-Prince-Édouard (maintenant la Société acadienne et francophone de l’IPÉ) doivent travailler de près avec les citoyens et citoyennes. Par exemple, on l’a vu au Manitoba avec des cafés citoyens pour mobiliser les gens en créant des espaces pour leur permettre de se faire entendre et d’exprimer leur point de vue […]. La synthèse de cela doit vraiment être présente dans les actions dans la communauté, ce qui veut dire que les citoyens peuvent influencer le développement de leur communauté.

Cependant, seulement une portion de la population va s’intéresser aux enjeux. Comment intéresser la population est un grand défi à relever pour éviter que ce soit toujours les mêmes qui s’expriment et qui influencent les choix collectifs.

 

Francopresse : Quel avenir percevez-vous pour ces organismes?

É. F. : Il faut faire une réflexion à l’échelle du pays et remettre en question la gouvernance communautaire qui suit un modèle qui date de plus de 40 ans. Il faut en discuter et poser des questions, ce qui n’est pas toujours facile. En jeu, nous avons la manière dont nous prenons des décisions collectives. Il faut s’assurer d’avoir les bons mécanismes en place pour prendre les meilleures décisions possible. Rétablir le lien de confiance avec les citoyens demeure un chantier qu’il faut développer. Faisons appel à l’intelligence collective des citoyens et vraiment voir le potentiel en eux comme une ressource. Plusieurs idées innovatrices peuvent émerger de ces espaces.