L’enjeu du bilinguisme à la Cour suprême a fait couler beaucoup d’encre au cours des 30 dernières années. Le dossier est revenu à l’avant-plan de l’actualité politique de manière sporadique avec le dépôt de projets de loi sur le sujet aux Communes. Avec la déconfiture du NPD aux dernières élections et la réticence relativement récente des libéraux à emprunter la voie législative dans ce dossier, il n’est pas clair de ce qu’il adviendra de cet enjeu et de la place qui lui sera accordée au courant de la prochaine législature.

 

Par Guillaume DESCHÊNES-THÉRIAULT (Francopresse)

 

L’article 16 de la Loi sur les langues officielles de 1988 exempte la Cour suprême de l’obligation selon laquelle les juges des cours fédérales doivent entendre les causes dans la langue de choix des parties sans interprète. Le Franco-Ontarien Jean-Robert Gauthier, qui était député libéral d’Ottawa-Vanier au moment de l’adoption de la loi, remettait déjà en question cette exception à l’époque. Dans les décennies suivantes, les projets avec l’objectif de remédier à la situation n’ont jamais abouti, tels que ceux du libéral Denis Coderre en 2008 et du néodémocrate François Choquette en 2017.

Les députés ont aussi été invités à plusieurs reprises à se prononcer sur une modification à la Loi sur la Cour suprême du Canada. L’ancien député néodémocrate Yvon Godin, qui a représenté la circonscription d’Acadie-Bathurst de 1997 à 2015, a présenté trois projets de loi privés afin d’exiger que les juges nommés au plus haut tribunal du pays soient en mesure de comprendre l’anglais et le français sans l’aide d’un interprète.

Dans la dernière décennie

En 2008, des élections sont déclenchées avant qu’un vote ait lieu sur la première version du projet. Lors du second mandat minoritaire du gouvernement Harper, l’ensemble des partis d’opposition appuient le projet C-232 du député Godin, ce qui permet son adoption aux Communes en mars 2010 malgré l’opposition des conservateurs. Le projet est toutefois bloqué en deuxième lecture par la majorité conservatrice au Sénat. En 2014, une troisième version du projet est défaite aux Communes, où les conservateurs disposent d’une majorité.

À la suite de la retraite de M. Godin en 2015, son collègue François Choquette reprend le flambeau et présente un projet similaire pour modifier la Loi sur la Cour suprême. En octobre 2017, le projet est défait. En plus des conservateurs, les libéraux, qui ont voté à plus d’une reprise pour un projet quasi identique alors qu’ils étaient sur les banquettes de l’opposition, s’y opposent. Dix-sept députés libéraux d’arrière-ban votent toutefois en faveur du projet du NPD et vont ainsi à l’encontre de la position de leur gouvernement.

Lors des débats en chambre sur le projet, David Lametti, qui est alors secrétaire parlementaire du ministre de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique, explique que son gouvernement a des doutes sur la constitutionnalité de l’initiative. « Si on tentait de changer les critères de sélection des juges de la Cour suprême, il serait fort possible que les provinces affirment que c’est inconstitutionnel. Il vaut mieux ne pas ouvrir la boite de Pandore. Le gouvernement a déjà le fardeau assez important de justifier la nomination de juges non bilingues à la Cour suprême. »

Toutefois, lors d’une comparution devant le Comité permanent des langues officielles de la Chambre des communes en 2017, le professeur de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa Benoit Pelletier remet en cause cet argumentaire. « Sur le plan légal, je suis convaincu, à 100 %, qu’il est possible d’imposer le bilinguisme aux juges de la Cour suprême du Canada sans procéder à une modification constitutionnelle formelle. Ceux qui prétendent le contraire font preuve d’une prudence extrême ou cherchent un prétexte. »

Aujourd’hui : les libéraux

Justin Trudeau s’est engagé à ne nommer que des juges bilingues et son gouvernement a mis en place un processus de nomination permettant d’évaluer le niveau de bilinguisme des candidats. Il a respecté cet engagement, réitéré en campagne, avec les nominations des juges Malcolm Rowe, Sheilah Martin et Nicholas Kasirer.

Le juriste et expert en droits linguistiques Michel Doucet souligne les limites de cette approche, qui n’offre pas de garanties à long terme. « Procéder comme le fait le gouvernement Trudeau, c’est s’en remettre à la bonne foi du gouvernement en place. Peut-être que ce gouvernement ici voudra respecter cette obligation, mais on l’a vu dans la nomination de la lieutenante-gouverneure du Nouveau-Brunswick, dans ce cas-là il n’a pas respecté les obligations du bilinguisme en nommant une unilingue. C’est se fier à la bonne foi des gouvernements et on s’est fait prendre assez souvent dans le passé par rapport à ça. Je crois qu’il faut une modification législative. »

L’approche privilégiée par le gouvernement Trudeau ne fait pas non plus l’unanimité au sein de la députation libérale. En décembre 2017, le Comité permanent des langues officielles a unanimement adopté un rapport dans lequel il favorise la voie législative, et non une approche reposant sur la bonne volonté des élus. Le Comité est alors présidé par le député québécois Denis Paradis et contrôlé par une majorité de députés libéraux.

Les néodémocrates

Le 28 novembre, le NPD a annoncé la nomination de la franco-ontarienne Carol Hugues à titre de porte-parole du parti pour les langues officielles. Jagmeet Singh a profité de l’occasion pour réitérer l’engagement de son parti envers le bilinguisme obligatoire des juges à la Cour suprême et que le dépôt d’un autre projet de loi sur le sujet une possibilité.

Rappelons toutefois qu’avant ce moment, l’enjeu n’a pas fait l’objet d’un consensus aussi fort qu’auparavant chez les néodémocrates.

Au moment du vote sur le projet piloté par François Choquette en 2017, 14 des 44 députés néodémocrates, soit un tiers du caucus, étaient absents. Quatre d’entre eux, Roméo Saganash, Georgina Jolibois, Jenny Kwan et Don Davis, étaient présents pour le vote précédent et le vote suivant celui du projet de leur collègue. L’ancien député Roméo Saganash s’est d’ailleurs prononcé publiquement contre le projet de François Choquette, qui dans sa perspective, aurait ajouté une barrière supplémentaire à la nomination de juristes autochtones à la Cour suprême.

Alors que Jack Layton et Thomas Mulcair ont toujours appuyé fermement le principe du bilinguisme au plus haut tribunal du pays, Jagmeet Singh a tergiversé sur la question après son arrivée à la tête du parti en abondant dans le même sens que le député Saganash avant de se raviser et de revenir à la position traditionnelle de sa formation politique.

Lors des élections d’octobre, le NPD a fait élire une vingtaine de députés de moins qu’en 2015 et n’a obtenu qu’un seul siège au Québec. Pour Michel Doucet, il est difficile d’identifier un élu qui pourrait reprendre le flambeau. « Malheureusement, personne ne me vient à l’idée — qui serait en mesure de mener ce dossier-là [bilinguisme à la Cour suprême] aussi bien qu’Yvon Godin et François Choquette l’ont mené. La défaite de François Choquette est une perte énorme pour les communautés francophones hors Québec au niveau des langues officielles puisqu’il avait continué le travail d’Yvon Godin et il le faisait très bien. J’ai une crainte que ce soit peut-être mis un peu sur les tablettes, car il n’y aura plus de champion pour mener le dossier. »

Les conservateurs

Les conservateurs se sont toujours opposés en très forte majorité à l’idée de légiférer sur le bilinguisme à la Cour suprême. Durant l’ère Harper, deux juges unilingues anglophones ont été nommés, ce qui a suscité une importante controverse au sein de la francophonie canadienne. Lors de la récente campagne, les conservateurs se sont toutefois engagés à ne nommer que des juges avec un degré de bilinguisme fonctionnel, en continuité avec l’approche libérale, mais sans plus. Sylvie Boucher et Alupa Clarke, qui sont parmi les neuf conservateurs à avoir soutenu l’initiative de François Choquette, ont perdu leur siège le 21 octobre dernier.

Les verts

L’enjeu du bilinguisme à la Cour suprême n’était pas inscrit à la plateforme électorale verte et il serait surprenant que cela soit l’un des dossiers que désire porter le parti qui dispose de seulement trois députés aux Communes. Élizabeth May a voté en faveur du projet d’Yvon Godin en 2014, mais était absente en 2017.

Le Bloc Québécois

En campagne, Yves-François Blanchet a réitéré fermement la volonté du Bloc à rendre obligatoire le bilinguisme pour les juges de la Cour suprême. Cela s’inscrit dans la continuité de la position de son parti, qui a toujours appuyé les initiatives des autres parlementaires en la matière. M. Doucet mentionne espérer la reprise du dossier par l’un des députés bloquistes. « Les communautés francophones devront probablement essayer de trouver de nouveaux alliés au sein du Bloc Québécois. […] Il va peut-être falloir se tourner vers le Bloc québécois pour mener ce dossier-là [bilinguisme à la Cour suprême]. »