Par Bernard BOCQUEL

Depuis l’été 2020, La Liberté a pignon sur rue, précisément au 123 Marion, où l’équipe dispose d’un espace de travail spacieux et lumineux à l’étage du bâtiment situé à l’intersection de la Taché et de la Marion, rue qui doit son nom à une famille métisse profondément enracinée dans le pays.

Le forgeron à l’emploi de la Compagnie de la Baie d’Hudson Narcisse Marion (1805-1877) possédait le lot de rivière sur lequel a fini par passer la rue dont le nom fut associé d’office au patronyme du propriétaire du terrain.

Son fils Roger, né en 1847, a bénéficié d’une bonne instruction. Le voilà donc à 23 ans bien placé lorsque la Colonie de la Rivière-Rouge devient en 1870 le centre de gravité de la province du Manitoba.

Dès 1871, Roger Marion entame une carrière de fonctionnaire. Sitôt que Saint-Boniface accède au statut de municipalité rurale en 1880, il est élu au conseil municipal. Il doit prendre goût aux affaires publiques, puisqu’il est happé par la politique provinciale, celle qui ne fait pas de cadeau.

Car le système des partis, importé de l’Est à la fondation du Manitoba, s’impose au début des années 1880. On est con-servateur ou libéral. Après la pendaison de Riel par les conservateurs de John A. Macdonald en 1885, la lutte partisane devient particulièrement féroce entre les conservateurs et les libéraux.

Pour beaucoup de fidèles à Riel, un vote pour les conservateurs a valeur de scandale. Roger Marion est l’un des rares politiciens métis à rester fidèle au parti conservateur, qui a la faveur de l’Église catholique. Entre décembre 1886 et juillet 1888, il est député de Carillon. Entre 1888 et 1892, il occupe le siège de Saint-Boniface.

C’est durant ce mandat qu’il accepte en 1890 de prendre pour une année la présidence de l’Union métisse Saint-Joseph. Au pique-nique annuel des Métis canadiens-français, il dit sa façon de penser à la foule : « Chassons le vice et l’orgueil, et surtout celui de l’intempérance. Prenons des habitudes d’économie et de travail. »

Un message qui vient de la part d’un député et homme d’affaires en vue, grand propriétaire terrien (Norwood Grove). C’est bien pourquoi Roger Marion joue un grand rôle dans la construction, en 1891, du pont Norwood, alors le cinquième pont véhiculaire à enjamber la rivière Rouge.

Roger Marion bat le candidat libéral dans Carillon en 1896 pour reperdre contre un libéral en 1899. La dureté du combat politique a peut-être contribué à détacher de sa dimension métisse le père de famille de six filles (dont trois religieuses) et deux garçons. Sa mue intervient en tout cas à un temps où l’immigration canadienne-française du Québec et des États-Unis, souvent méprisante pour les gens du pays, donne le ton de la francophonie manitobaine. À sa mort en 1920, sa famille cherche même à effacer ses racines.

À preuve, l’entrefilet que lui consacre La Liberté ne mentionne pas ses origines métisses. Une phrase même les renie : « Feu Roger Marion, né à Saint-Boniface de Narcisse Marion de l’Assomption, P.Q., et de Marie Bouchard de Boucherville, P.Q. »

En vérité, si le père est bien un Canayen venu dans l’Ouest, sa mère est une Métisse née en 1811 à York Factory. Un mensonge estimé nécessaire pour consolider la respectabilité de celui que le Manitoba Free Press qualifie de « the best known French-Canadian in Western Canada ».

Si on peut être en droit de soupçonner l’hyperbole, il reste que ses funérailles réunissent un millier de personnes, archevêque de Saint-Boniface en tête, dans l’immense cathédrale consacrée en 1908. Par l’implaccable pression d’immigrants qui ont pris le contrôle économique et politique de leur société d’accueil, les descendants de Roger et Julienne Marion se sont résolument détournés de leurs racines.

La rue Marion : une invitation à la réflexion pour l’équipe de La Liberté, dont la vocation plus que centenaire est d’être la tête de flèche d’un projet d’affirmation.