FRANCOPRESSE – Le gouvernement du Canada pourrait bientôt embaucher des interprètes non accrédités pour les travaux parlementaires, une décision que dénonce vivement la section canadienne de l’Association internationale des interprètes de conférence. Celle-ci y voit une « solution de facilité, aux dépens de la qualité du service ».

Ericka Muzzo – Francopresse

Le 19 mai dernier, dans une réunion à huis clos, le Bureau de régie interne (BRI) de la Chambre des communes a décidé d’autoriser le recours «à des services d’interprétation externes ou à distance» dans le cadre d’un projet pilote de six mois qui doit se poursuivre durant la session parlementaire automnale et jusqu’à la fin de décembre.

« C’est sans précédent », laisse tomber Nicole Gagnon, interprète accréditée par le gouvernement et représentante de la région du Canada de l’Association internationale des interprètes de conférence (AIIC Canada).

Nicole Gagnon, interprète accréditée par le gouvernement et représentante de l’AIIC Canada. (Photo : Capture d’écran – Francopresse)

« Les interprètes non accrédités, ce sont des gens qui n’ont pas encore fait la preuve de leur compétence », déplore-t-elle.

Jusqu’ici, les interprètes des travaux parlementaires devaient obligatoirement réussir l’examen du Bureau de la traduction. Le projet pilote du BRI propose l’embauche d’interprètes non accrédités, en marge du Bureau de la traduction.

De plus, ces interprètes n’auront pas à travailler à partir du Parlement, mais pourront interpréter des séances parlementaires à distance, ce que l’AIIC Canada appelle le « mode dispersé ».

« L’AIIC n’est pas contre le mode dispersé, mais a de sérieuses réserves pour ce qui est du mode dispersé en Chambre. C’est le Parlement et le Parlement doit avoir ce qu’il y a de mieux parce que c’est la démocratie à l’œuvre », martèle encore Nicole Gagnon.

D’après elle, la qualité des services d’interprétation pourrait en pâtir, créant un « bris de confiance », d’une part, entre les parlementaires « qui ne vont plus se comprendre, donc un dialogue de sourds » et, d’autre part, entre les parlementaires et le grand public canadien.

Un projet mené en douce

L’AIIC Canada sonne l’alarme depuis plusieurs années : le nombre de diplômés ne suffit pas pour remplacer les interprètes qui quittent le métier. Et la pandémie n’a fait qu’envenimer la situation.

« On a un bassin d’interprètes qui fait peau de chagrin. Des interprètes qui sont dans le bassin ont réduit leurs heures de travail pour protéger leur ouïe et il y a une explosion de la demande. C’est la tempête parfaite », résume Nicole Gagnon.

Elle estime que les revendications de l’AIIC sont « tombées dans l’oreille d’un sourd » et que le gouvernement a « attendu d’être acculé au pied du mur » pour agir, ce qui a mené au projet pilote dénoncé par l’association.

« Essayer de faire appel à des gens qui ne sont pas accrédités, ce n’est pas une solution […] à moins que vous soyez prêts à compromettre la qualité. Ça, c’est peut-être un choix qu’ils ont décidé de faire, légitime, mais notre rôle à nous c’est de dénoncer ce choix », insiste Nicole Gagnon.

L’AIIC Canada, qui a appris l’existence du projet pilote le 20 juin par le Bureau de la traduction, déplore que le tout se soit fait « en douce, derrière les portes closes ».

Une première séance avec des interprètes non accrédités a eu lieu le 19 juillet, mais l’AIIC n’a pas obtenu davantage d’informations.

Les conservateurs blâment le format hybride

Le président du BRI, le député libéral Anthony Rota, « a refusé de fournir des précisions » à l’AIIC Canada d’après un communiqué de l’association, qui lui a écrit une lettre et l’a invité à une réunion virtuelle à laquelle il n’a pas assisté.

Le président du BRI, Anthony Rota. (Photo : Archives Le Voyageur)

« L’Administration en est aux premières étapes de ce projet et, à l’heure actuelle, n’a pas d’informations supplémentaires à fournir », a précisé M. Rota dans une lettre de réponse adressée à l’AIIC Canada le 29 juin.

Le député n’a pas non plus répondu aux demandes d’entrevue de Francopresse, à l’instar du porte-parole libéral du BRI, le député Mark Holland.

Le chef adjoint du Parti conservateur, Luc Berthold, estime que la première solution pour contrer la pénurie d’interprètes serait que le Parlement reprenne exclusivement en présentiel. D’après lui, cela éviterait que les interprètes ne subissent des blessures en raison de la mauvaise qualité sonore.

La prolongation d’un an du format hybride a été adoptée avant la pause estivale, bien que les conservateurs et les bloquistes s’y soient opposés.

D’après le député conservateur, l’embauche de sous-traitants pour l’interprétation « n’est pas nécessairement une bonne chose », mais le projet pilote a selon lui été rendu «nécessaire» en raison du format hybride.

Les francophones, grands perdants?

« En tant que député francophone, je peux vous assurer que d’avoir une interprétation juste des propos de nos collègues anglophones, quand on sait que la majorité des échanges se font en anglais, pour nous c’est important », ajoute Luc Berthold.

Le chef adjoint du Parti conservateur, Luc Berthold. (Photo : Twitter Luc Berthold)

Sans vouloir s’avancer sur des statistiques précises, Nicole Gagnon estime que probablement 65 % ou 70 % du travail d’interprétation au Parlement se fait de l’anglais vers le français.

« Puisque le gros du travail se fait vers le français, évidemment ce sont les francophones qui vont en souffrir bons premiers. Mais il va de soi que, dans la mesure où les députés et les sénateurs d’expression française parlent français, ça sera au tour des députés et sénateurs d’expression anglaise d’y gouter », croit-elle.

Le commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge, rappelle dans une déclaration écrite envoyée à Francopresse qu’« [e]n vertu de la Loi sur les langues officielles, les députés ont le droit d’employer le français ou l’anglais dans les débats et les travaux à la Chambre des communes. Ils doivent avoir confiance d’être bien compris et que leurs propos soient bien interprétés lorsqu’ils s’expriment pendant les travaux parlementaires ».

« J’encourage la Chambre des communes à mettre en place toutes les mesures pour que les Canadiens et Canadiennes aient accès à une interprétation bilingue de qualité, leur permettant pleinement de comprendre les enjeux et décisions qui affectent leur quotidien en cette période charnière », ajoute-t-il.

Le commissaire aux langues officielles, Raymond Théberge. (Photo : gracieuseté)

À Services publics et Approvisionnement Canada (SPAC), le ministère auquel se rattache le Bureau de la traduction, la responsable des relations médias Stéfanie Hamel n’a pas non plus accédé à la demande d’entrevue de Francopresse.

Dans une déclaration écrite, elle rappelle que c’est l’Administration de la Chambre des communes qui mène le projet pilote et que le Bureau de la traduction et ses interprètes accrédités y participeront « pour fournir leur expertise ».

D’autres solutions à court terme

D’après Nicole Gagnon, il existe d’autres avenues pour tenter de pallier le manque d’interprètes accrédités : « On peut mieux utiliser les ressources existantes », pense-t-elle.

Elle propose la création d’un calendrier électronique où les interprètes pourraient signaler quotidiennement leurs disponibilités. Elle explique qu’à l’heure actuelle, le Bureau de la traduction envoie un appel à tous au début du mois, une méthode « statique dans le temps » et non adaptée à la réalité des interprètes.

Elle suggère aussi que les parlementaires échelonnent davantage leurs réunions et comités pour éviter de les tenir en même temps que les débats en Chambre. Parfois, il faut plus de 15 interprètes simultanément pour divers évènements.

« Si un tiers de ces comités-là se réunissaient le matin ou en soirée peut-être, à ce moment-là on pourrait utiliser plus efficacement les ressources interprétantes », souligne Nicole Gagnon.

Il est prévu qu’un rapport provisoire sur le projet pilote du BRI sera présenté d’ici septembre.