Après le décès de notre père Ti-Toine en 1970, mon frère Raymond s’est retrouvé tout seul à s’occuper des vaches. C’est exigeant, les vaches. Il faut faire le train tous les jours, même si des fois il y a d’autres travaux de la ferme qui ne peuvent pas attendre. À un moment, Raymond est tombé malade. À ce moment-là, il a bien vu qu’il fallait qu’il gagne sa vie autrement.

Récit recueilli par Bernard BOCQUEL – Collaboration spéciale

Alors il s’est souvenu du plaisir qu’il avait eu à jouer au cribleur quand il était petit. Quelque part pendant les années 1970, il a ouvert son commerce. Pour le monde anglophone, il était Bérard Seed Grain Cleaning. Pour les Canayens, il était devenu netteyeur de graines de sumences.

Pour son nouveau métier, il avait acquis les compétences nécessaires avec la même application qu’il avait suivi des années auparavant des cours pour devenir projectionniste certifié. Comme projectionniste, tu vois pas grand-chose du film, mais tu baignes dans l’ambiance du cinéma. Et Raymond a toujours aimé le cinéma.

Dans la vie, il ne faut pas hésiter à se faire du décor. Quand j’ai pris ma retraite au gouvernement provincial au début des années 1990, j’ai eu le temps de m’amuser à utiliser des rapaillages trouvés icitte et là pour donner une personnalité à la criblerie. L’idée c’était de stimuler les bons souvenirs de Raymond et de ses clients.

Des années avant d’entreprendre ce projet, j’avais fait la connaissance de madame Tapiau, une Canayenne qui tenait La Maison verte, un petit restaurant à Mud Falls sur la rivière Winnipeg. Elle avait toutes sortes de vieilles enseignes qui agrémentaient sa place, comme des belles publicités pour Coca Cola ou encore la farine Robin Hood, rendue célèbre dans la canayennerie par le vieux CKSB. Parle, parle, jase, jase avec la madame… Et au bout du compte elle m’a laissé un tas d’enseignes. Elle devait savoir qu’elle allait bientôt paqueter ses petits.

LA CRUCHE.
ILLUSTRATION DU CALENDRIER POUR L’ANNÉE 2002.

Quelqu’un avait aussi récupéré une vieille statue du Sacré-Cœur. Je lui ai construit une niche spéciale pour qu’elle puisse rayonner en toute tranquillité. J’ai aussi mis en valeur une belle annonce de la compagnie Case, spécialisée dans la machinerie agricole, évidemment connue de tous les habitants.

Après un bout de temps, la criblerie a pris des allures de petit magasin de campagne, comme tous les clients de Raymond en avaient connu. Les gens qui venaient se sentaient à l’aise. Au fond patenter du décor ça sert à mettre en valeur des petites choses pour rendre le monde heureux, ou au moins content.

Comme touche spéciale, j’ai placé au sommet de l’édifice un coq gaulois. Il servait à la fois de girouette et de clin d’œil. Il rappelait un tas de souvenirs à ceux qui s’étaient battus pour garder debout la vieille église du père Jolys. L’affaire avait commencé à la toute fin des années 1970. Dans la vie de la paroisse, l’épisode est passé à l’histoire comme la bataille des coqs et des poules. Raymond avait été très actif. Au point même où un beau jour l’évêque Raymond Roy était venu discrètement à la criblerie pour tenter de le convaincre d’abandonner sa cause.

Sa visite avait été vaine, mais elle a donné le ton sur une chose : tout le monde était bienvenu à la criblerie, mais des fois il fallait savoir laisser à la criblerie ce qui s’était passé à la criblerie. Pour toutes sortes de bonnes raisons. Avec son sens de l’hospitalité, Raymond n’hésitait jamais à proposer au client, qu’il soit anglais, galicien, canayen, mennonite ou huttérite, un petit verre de fort. Et des fois un petit verre de très fort quand le liquide transparent coulait d’une cruche sans étiquette.

La loi du silence était particulièrement en vigueur pendant les années où la criblerie se transformait les mercredis en souères des Vieux Loups. Ça fait que je n’oserais pas me permettre d’en dévoiler plus.

Mais libre à chacun d’imaginer ce que peut contenir la cruche que Raymond s’apprête à donner à son visiteur. À moins que la cruche vienne de lui être donnée par le conducteur du petit camion. Ce qui est sûr, c’est que le vieux truck est dans la scène pour faire plaisir à mon frère Luc qui a beaucoup rôdé avec dans le Sud-Est, un coin du Manitoba qu’il connaît comme sa poche.

Raymond a toujours aimé fumer la pipe et surtout fumer son propre tabac, du tabac canayen qu’il faisait pousser dans le jardin à côté de sa maison, la vieille maison des Bérard du lot 38. Comme ça de pipée en pipée, il pouvait goûter en même temps au vieux fond d’indépendance du Canayen. Je dirais même qu’il savourait sa fibre naturelle de résistant.

Quand l’avenir du français au Manitoba se mêlait à la conversation et donnait une fois de plus à la criblerie un air de centre culturel, mon frère avait pour son dire : Il faut de nouveau rendre le français illégal, comme ça on verra bien qui veut vraiment parler notre langue. Des fois il ajoutait : C’est pas en rabaissant les autres que je m’élève.

À la criblerie de Saint-Pierre-Sud, le client a toujours été roi. Aussitôt que le téléphone sonnait, peu importe le sujet de conversation, sans hésitation Raymond le serviteur des habitants décrochait l’appareil.

Sur le chemin de la vie, se trouver une espèce d’utilité est une bénédiction. Raymond a été béni, on peut le dire. La croix de Lacordaire, la croix toute nouère accrochée au-dessus de l’entrée de son petit bureau, signe de tempérance consentie, preuve de renoncement aux petits vices nécessaires de la vie, n’a jamais été que du décor.