Chronique – Laurent GIMENEZ

« Les amis font plus de mal que les ennemis, parce qu’on ne s’en méfie point. »

Bien qu’elle concerne les relations humaines, cette maxime du philosophe de la Grèce antique Démonax est transposable dans le domaine des langues. En effet, elle s’applique parfaitement à une catégorie d’anglicismes que l’on appelle les « faux amis ». Il s’agit de mots français que l’on utilise de façon fautive sous l’influence de mots anglais qui leur ressemblent, mais qui n’ont pas le même sens.

Voici un exemple de faux ami tiré d’une offre d’emploi : « (La personne choisie doit être) familière avec les outils informatiques nécessaires pour le travail de bureau ».

En français, dire qu’une personne est familière ne peut signifier que deux choses : soit que cette personne est bien connue ou est une habituée (ex. : Judith Jasmin était une journaliste familière des téléspectateurs de Radio-Canada dans les années 1970); soit qu’elle a des manières amicales et décontractées, voire un peu déplacées (ex. : Mon fils est parfois familier avec des gens qu’il connaît peu).

Une personne « familière avec les outils informatiques », comme il est écrit dans
l’annonce, cela veut dire que cette personne a des manières un peu trop décontractées
avec les outils informatiques! Cette phrase absurde ne traduit évidemment pas la pensée de son auteur, qui voulait plutôt dire que la recrue doit bien connaître (ou maîtriser) les outils informatiques. C’est bien sûr sous l’influence de l’anglais « familiar with » que le faux ami s’est glissé sous sa plume.

S’il fallait choisir un roi des faux amis, le mot « opportunité » aurait toutes les chances de recevoir la couronne. Il ne se passe pas une journée sans qu’on l’entende ou qu’on le lise utilisé dans le sens du mot anglais « opportunity » qui signifie chance, occasion, possibilité, etc.

Mais le mot « opportunité » n’a pas ce sens en français. C’est un synonyme de « pertinence » signifiant « caractère approprié, opportun, convenable » (l’équivalent des mots anglais
« appropriateness » ou « timeliness »). Par exemple, on écrira : « Depuis la guerre en Ukraine, le gouvernement canadien s’interroge sur l’opportunité de maintenir des relations diplomatiques avec la Russie ».

Récemment, lors d’un débat entre journalistes sur une chaîne de télévision française, l’animatrice à qui un invité venait d’offrir une boîte de chocolats déclarait, juste avant la pause publicitaire : « C’est l’opportunité pour nous de manger des petits chocolats! ».

À son air gourmand, on comprenait bien qu’elle ne s’interrogeait pas sur l’opportunité de déguster des chocolats pendant la pause publicitaire; elle voulait plutôt dire que la pause lui offrait l’occasion de le faire. En choisissant à tort le mot « opportunité » pour exprimer sa pensée, l’animatrice était à son tour victime d’un faux ami.

Dans la famille des anglicismes, les faux amis sont probablement les plus dangereux.
Sournois, ils passent très souvent inaperçus et prolifèrent dans la langue écrite et parlée,
entraînant deux conséquences néfastes. Premièrement, le charabia : nous ne savons plus choisir les bons mots pour exprimer clairement notre pensée, ce qui est source d’ambiguïté et de confusion.

Deuxième conséquence : l’appauvrissement linguistique. Lorsqu’on oublie le sens de certains mots, on n’est plus en mesure d’exprimer toutes les nuances de notre pensée. Si notre animatrice s’était effectivement interrogée à voix haute pour savoir si la dégustation de chocolats pendant une pause publicitaire est une bonne ou une mauvaise idée, aurait-elle songé à employer – cette fois avec raison – le mot « opportunité »? Pas sûr.

  • Laurent Gimenez: (photo : Marta Guerrero)