DOSSIER – De 1927 à 1963, les Canadiens français ont fait peu de gestes d’éclat ou milité dans l’espace public, selon l’historien Marcel Martel. Les revendications se font en coulisses, du moins chez les francophones. À la même époque, un mouvement se taille une place au Canada anglais : le Ku Klux Klan, société secrète dédiée à la suprématie blanche, anglo-saxonne et protestante.

Andréanne Joly – Projet spécial

Le Ku Klux Klan au Canada

Après la Première Guerre mondiale, « les sentiments anticatholiques, antifrançais et antiimmigrants continuaient à bouillir dans les cerveaux de quelques-uns et n’attendaient que la venue d’agitateurs professionnels pour faire éclater l’affaire », écrit Laurier Gareau dans la revue de la Société historique de la Saskatchewan.

En Saskatchewan seulement, le mouvement comporte 129 groupes locaux et rassemble de 3 à 5 % de la population, dans les années 1920. Le KKK cible les nouveaux arrivants en provenance de l’Europe de l’Est et les Canadiens français,catholiques. «Leurs cibles traditionnelles, les Noirs, les Orientaux et les Juifs n’étaient pas nombreux dans la province. Quant aux [Autochtones], on les croyait déjà en voie d’extinction», explique Laurier Gareau.

La question des écoles

« Canadians for Canada. Canada for Canadians », revendiquaient les membres du groupe. Pendant les 5 ans qui suivent l’arrivée du Klan en Saskatchewan, ses membres luttent intensément contre les écoles françaises et le personnel enseignant religieux.

Toutes sortes de tactiques sont utilisées pour intimider les communautés de langue française. Des croix sont brulées à Ponteix et à Gravelbourg et des membres intentent des poursuites contre des commissaires scolaires qui permettent « la conversation française durant les heures de classe et de récréation », poursuit Laurier Gareau.

La Saskatchewan n’est pas la seule province où le KKK cible les Canadiens français. Quelques années plus tôt, dans la province voisine du Manitoba, un incendie rase l’édifice du Collège de Saint-Boniface, en 1922. Un frère et neuf pensionnaires perdent la vie. Si le mystère plane toujours sur la cause du sinistre, un incendiaire semble en cause. « La presse francophone n’a pas tardé à attribuer le blâme pour ces incendies au Klan »,

« Les radicaux cherchent ainsi à empêcher le développement du bilinguisme au pays et la réalisation effective du pacte entre les deux peuples fondateurs, ce qui impliquerait le respect des droits collectifs partout au pays, même si l’un de ces peuples est en fait une minorité sur le plan démographique », précisent les historiens Marcel Martel et Martin Pâquet dans Langue et politique au Canada et au Québec. Une synthèse historique (Éditions Boréal, 2010).

L’Ordre de Jacques-Cartier

En réponse aux groupes anglo-saxons comme l’Ordre d’Orange et la Franc-Maçonnerie, des Franco-Ontariens fondent en 1926 l’Ordre de Jacques-Cartier (OJC), une société secrète qui rassemble une élite militante de partout au Canada, pour atteindre, selon ses statuts, « le bien commun spirituel et temporel des catholiques de langue française ».

Cette société secrète, surnommée « La Patente », a compté jusqu’à 11 300 membres et s’était dotée d’un organe de presse : L’Émerillon.

L’Émerillon, un journal militant

Les textes de L’Émerillon racontent qu’à la naissance de l’Ordre, « nos écoles étaient dans un état pitoyable, non seulement le système d’éducation », rapporte Julie Bérubé, qui a analysé des textes publiés par L’Émerillon au doctorat. Écrits par des membres de l’Ordre, souvent sous le couvert de l’anonymat, ils expriment les enjeux et les aspirations de l’époque.

Les ordres secrets ont leur organe de presse : le Western Freedman pour le KKK, L’Émerillon pour l’Ordre de Jacques-Cartier. (source : Université d’Ottawa, CRCCF, L’Émerillon, Ordre de Jacques-Cartier, vol. 17, no 4, avril 1948, page couverture, PER80V17N4. Source, Western Freedman : Archives de la Saskatchewan)

À l’époque de la disparition de La Patente, en 1965, le père Richard Arès se désole que rien n’ait changé : « [l]es écoles des minorités françaises poursuivent toujours dans la mendicité, dans l’indifférence ou l’hostilité, quand ce n’est pas dans l’illégalité, l’épuisante et meurtrière lutte pour la survivance. »

Il résumait : « pas d’argent, pas de professeurs, pas de manuels, pas d’école normale ni de collèges, pas d’aide suffisante de l’État, double taxe à payer, etc. »

Julie Bérubé le cite : le réseau scolaire « a réussi un tour de force inimaginable : celui d’inculquer dans le cœur de nombreux Français la peur et la honte de parler publiquement le français. Avec le temps, cet état a contribué à marquer une grande partie de la population française d’un complexe d’infériorité. »

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De l’optimisme, tout de même

Un autre texte de L’Émerillon témoigne du pessimisme ambiant en 1955, mais son auteur apporte une nuance : le Canada français possède « plusieurs stations de TV, une vingtaine de postes de radio, 13 quotidiens, 60 hebdomadaires, quantité de revues, quelques centaines de maisons d’enseignement secondaire et […] une dizaine d’universités », sans compter les quelque « 2 000 Canadiens [… qui] poursuivent des études supérieures à Paris ».

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Une disparition abrupte

Les sociétés secrètes comme la Franc-Maçonnerie et l’Ordre d’Orange connaissent un déclin à partir des années 1960, le Ku Klux Klan aussi. Pour sa part, l’Ordre de Jacques-Cartier disparait.

Depuis sa fondation, un lent effritement s’opérait au Canada français, jusqu’à l’éclatement des années 1960. La montée d’un nationalisme québécois laisse peu de place à l’identité française pancanadienne, chère à l’Ordre. De plus, la vieille garde est conservatrice : elle prône l’élitisme et son nationalisme est indissociable du catholicisme.