FRANCOPRESSE – Les journaux étudiants portent plusieurs chapeaux en francophonie canadienne. La crise du postsecondaire francophone menace toutefois ces publications qui donnent une voix aux étudiants et qui sont une pépinière de journalistes pour les médias professionnels.
Marianne Dépelteau – Francopresse
Thelma Grundisch est la directrice générale de La Rotonde, journal étudiant indépendant de l’Université d’Ottawa et plus ancien journal étudiant francophone hors Québec. Elle voit l’élimination de programmes d’études en français en Ontario comme une menace réelle.
« L’Université d’Ottawa, qui se dit être “la plus grande université bilingue du monde”, a beaucoup de programmes qui ne sont plus bilingues […] Les associations francophones de l’Université commencent à être de moins en moins développées. Les commissaires des associations étudiantes ne sont plus bilingues. C’est une francophonie qui devient plus une façade ».
Selon Michel Bock, professeur d’histoire à l’Université d’Ottawa, « l’enjeu à l’heure actuelle, c’est [l’affaiblissement de] l’institution universitaire de langue française de manière générale […] Le [déclin du] journalisme étudiant, c’est une des séquelles possibles de ce problème ».
« Les gens qui font du journalisme étudiant proviennent très globalement, très largement [des sciences humaines] qui sont menacées par les coupures actuelles dans les petites ou moyennes universités », précise l’historien.
Ayant été rédacteur en chef de L’Orignal déchaîné, journal des étudiants francophones de l’Université Laurentienne à Sudbury en Ontario, au début des années 1990, il assure que le problème n’est pas nouveau : « [Les journaux étudiants] ont toujours été précaires. Ils ont toujours été fragiles, surtout en milieu francophone minoritaire. »
Des 22 établissements postsecondaires, membres de l’Association des collèges et universités de la francophonie canadienne (ACUFC), seuls 7 possèdent un journal étudiant.
L’Orignal déchaîné
L’ancien rédacteur en chef de L’Orignal déchaîné, Philippe Mathieu, confiait à Francopresse en juillet dernier que la publication ne survivra probablement pas sans le financement de l’Association des étudiantes et étudiants francophones (AEF) de l’Université Laurentienne, qui a annoncé qu’elle cesserait de financer la publication.
Le 26 septembre, l’AEF a annoncé que L’Orignal déchaîné retrouverait son financement grâce à la conclusion d’un accord de réconciliation.
D’après Serge Dupuis, historien originaire de Sudbury ayant occupé quelques rôles au sein de L’Orignal déchaîné entre 2004 et 2007, les journaux étudiants sont particulièrement importants en période de crise.
Après son départ du journal, des compressions dans la programmation en français de l’Université Laurentienne sont « passées relativement sous silence dans les médias, dit-il. On n’avait pas de journaliste en fonction qui pouvait consacrer du temps […] de l’énergie, des connaissances pour creuser le dossier et finalement exposer les irrégularités. Dieu sait maintenant qu’on aurait dû le faire ».
Pépinières de talent
Michel Bock rappelle qu’au début des années 1990, l’Université Laurentienne n’offrait pas de formation journalistique. « C’était L’Orignal déchaîné qui jouait un peu ce rôle. À Radio-Canada Sudbury, on avait un peu identifié L’Orignal comme une sorte de pépinière », dit-il.
Plusieurs journalistes qui sont passés par la salle de rédaction de Radio-Canada ont fait leurs armes à L’Orignal déchaîné quand ils étaient étudiants.
L’Université de Sudbury était le seul établissement du Nord à offrir un programme de journalisme avant la dissolution de la Fédération laurentienne, en avril 2021.
Le journal étudiant fait école
Jean-Hugues Roy, professeur à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal, voit les journaux étudiants comme un complément aux cours de journalisme, qui ne peuvent pas reproduire les conditions réelles du métier.
« C’est une école extraordinaire pour se faire la main dans un média “professionnel” plus tard, assure-t-il. On fait l’expérience de l’éthique journalistique – ce n’est pas juste la production journalistique elle-même – des conséquences et de la responsabilité qui vient avec ce grand pouvoir qu’on peut avoir comme journaliste. »
« Le journalisme étudiant, c’est ce que c’est, convient Serge Dupuis. Il y a des excès, des manques de rigueur parfois. Ce n’est pas toujours élégant, mais c’est une expérience initiatrice qui est importante pour les gens qui sont appelés à jouer un rôle dans la société éventuellement. »
En milieu francophone minoritaire, « ç’a une fonction de construction culturelle et identitaire. Ça permet donc de générer des leadeurs », reconnait Michel Bock.
Jean-Hugues Roy rappelle que pour les médias traditionnels, les journaux étudiants ne sont pas seulement une source de recrutement, mais aussi d’inspiration : « Pour savoir ce qui se passe dans une université, le journal étudiant est souvent la première source qu’on va aller consulter. »
« Comme tout média, les journaux étudiants sont le reflet de leur communauté et c’est quoi, c’est qui ces communautés? Parfois, ça se restreint à l’université elle-même et, dans certains milieux, ça peut s’étendre à l’ensemble de la ville, la municipalité ou la région dans laquelle l’université est implantée. »
« On traitait de sujets dont [le journal sudburois] Le Voyageur et Radio-Canada ne traitaient pas, raconte Serge Dupuis. On essayait de faire en sorte que la perspective soit juste et d’accorder une voix à des points de vue qui étaient peu ou pas représentés dans les médias traditionnels. »
En plus d’être une école de formation, Serge Dupuis estime que « le journal étudiant était un acteur social et politique pertinent. » Il rapporte qu’à l’époque, L’Orignal déchaîné était même plus militant sur le point de la francophonie que l’AEF de l’Université Laurentienne.
Thelma Grundisch insiste sur l’importance de La Rotonde en francophonie : « C’est essentiel qu’on puisse continuer à faire [du journalisme étudiant] pour développer et défendre la francophonie et le bilinguisme à l’Université d’Ottawa. »