FRANCOPRESSE – Le lac Supérieur, qui compte pour 10 % des réserves d’eau douce de la planète, subit un fort réchauffement. Le recul de la couverture de glace, la hausse des températures et le manque d’oxygène menacent sa biodiversité. Le changement climatique force également la migration vers le nord de certaines espèces en quête de températures plus fraiches autour du lac.
Marine Ernoult – Francopresse
« C’est le plus immaculé, le plus sauvage des Grands Lacs. Son écosystème est tellement riche et unique ». Joanie McGuffin, directrice générale de l’association environnementale Lake Superior Watershed Conservancy, ne manque pas de superlatifs pour parler du lac Supérieur.
Depuis plus de 30 ans, l’écrivaine explore le lac en canoë. En 1989, elle a pagayé pendant trois mois avec son mari le long des rives de la plus grande étendue d’eau douce de la planète. En plus de 30 ans sur le terrain, elle a vu le visage du lac changer et les menaces évoluer.
« Dans les années 1990, on s’inquiétait de la surpêche et des effluents toxiques provenant des papetières dans la zone de Thunder Bay [ville riveraine du lac Supérieur], raconte-t-elle. Aujourd’hui, c’est le changement climatique qui occupe tous les esprits. »
Joanie McGuffin tente de décrire les bouleversements intervenus si rapidement durant la dernière décennie. Elle évoque le réchauffement des eaux, les années sans neige, les tempêtes automnales plus fréquentes et plus puissantes. « Rien que la semaine dernière, une onde de tempête a pris plus de quatre mètres de rivage près de chez nous », rapporte-t-elle.
Diminution de l’eau et augmentation de la température
Le lac Supérieur est à l’avant-poste du réchauffement climatique. Il faut se plonger dans les chiffres pour mesurer l’ampleur de la débâcle.
Selon Graham Saunders, climatologue à l’Université Lakehead de Thunder Bay, durant l’été, la température moyenne de l’eau de surface a augmenté de 2,5 oC par rapport au XXe siècle. Et elle pourrait encore croitre de 5 à 7 oC tout au long du XXIe siècle. « Le lac Supérieur se réchauffe plus vite que tous les autres Grands Lacs », révèle le scientifique.
« Il sera très difficile de revenir à des températures écologiquement plus viables à cause de l’immense masse d’eau en jeu », prévient Michael Twiss, doyen de la toute nouvelle Faculté des sciences de l’Université Algoma, à Sault-Sainte-Marie, en Ontario.
Dans le même temps, les niveaux d’eau diminuent, en particulier l’été, à cause des températures de l’air plus élevées qui provoquent de l’évaporation. « On a eu un déclin majeur ces deux dernières années », alerte Graham Saunders.
La couverture de glace est également en net recul. Entre 1973 et 2021, elle a diminué en moyenne de 7 % par décennie. Autrement dit, c’est environ 400 km2 de glace qui ont disparu chaque année, soit l’équivalent de la superficie de la ville de Montréal.
Graham Saunders constate par ailleurs de plus grandes variations. D’après les relevés qu’il a effectués, jusqu’au milieu des années 1990, environ 60 % du lac était recouvert de glace chaque hiver. Depuis, la superficie recouverte fluctue de 10 à 90 % d’une année à l’autre. « Ça va continuer avec moins de glace qui dure moins longtemps », avertit le climatologue.
Joanie McGuffin est un témoin aux premières loges de ce changement. Pour elle, il est clair que la glace se forme de plus en plus tard dans la saison : « Dans les années 1990, le lac était toujours gelé de décembre à mai. Aujourd’hui, ça ne gèle plus vraiment ».
Menace des algues bleues
Le bassin versant est, lui, confronté à une recrudescence de pluies torrentielles. « Des pluies qui arrivent normalement tous les 500 ou 1000 ans se sont produites deux ou trois fois au cours des dix dernières années », s’inquiète Mike McKay, directeur du Great Lakes Institute for Environmental Research à l’Université de Windsor, en Ontario.
Ces précipitations lessivent les sols et charrient dans le lac d’énormes quantités de nutriments. Dans des eaux plus chaudes, surtout dans les zones côtières, ces nutriments peuvent conduire à la prolifération de cyanobactéries, ou algues bleues, explique Mike McKay.
« Alors qu’on n’en avait jamais vu dans le lac, les premiers cas ont été signalés à l’ouest, près des iles Apostle [qui se trouvent en territoire américain dans le lac Supérieur] », s’alarme le biologiste. « Les cyanobactéries privent le lac d’oxygène et nuisent au développement du phytoplancton, à la base de l’alimentation de nombreuses espèces », ajoute Michael Twiss.
Un autre effet majeur des dérèglements climatiques se joue sous la surface. Au début des mois de décembre et juin, les eaux sont brassées sur toute leur profondeur. Autrement dit, les eaux superficielles plus denses se mélangent aux eaux inférieures, ce qui apporte oxygène et nutriments à différentes profondeurs.
Mais ces brassages se produisent désormais plus tard en hiver, et de plus en plus tôt au printemps. « À terme, le phénomène pourrait disparaitre, privant d’oxygène les couches profondes, ce qui menacera directement la vie au fond du lac », avance Graham Saunders.
Poissons déstabilisés
Aux yeux des spécialistes interrogés, le dérèglement climatique est en train de devenir la menace majeure pesant sur la biodiversité du lac Supérieur.
La douzaine d’espèces de poissons qui vivent en eaux froides dans le lac est d’ores et déjà perturbée. Michael Twiss prend l’exemple du grand corégone, de la famille des salmonidés, qui revêt une importance économique cruciale pour les pêcheries de la région.
« L’hiver, ces poissons déposent leurs œufs dans des zones côtières à l’abri de la glace, explique-t-il. Avec le manque de glace, leurs œufs sont détruits par les vagues et le mouvement des cailloux, ce qui met en péril leur survie. »
La végétation autour du lac n’est pas en reste et subit de plein fouet les effets du réchauffement.
La flore arctique alpine, qui affectionne les microclimats frais, voit son habitat se réduire. Certains insectes ravageurs des forêts vont se propager plus rapidement parce que la température et les précipitations sont idéales pour leur reproduction.
« Les forêts changent déjà. De nombreux conifères meurent à cause de ça », se désole Joanie McGuffin.
Les zones humides, véritables pouponnières du lac, pourraient elles aussi voir leur taille diminuer. « Ces habitats sont cruciaux pour maintenir la biodiversité. Ils abritent des centaines d’espèces de plantes, de reptiles et d’amphibiens. Ils sont essentiels à de nombreux oiseaux nicheurs et migrateurs », relève Mike McKay.
« Dernier refuge »
Poussées par la hausse des températures, la faune et la flore remontent plus au nord, vers la région du lac Supérieur. « Ces latitudes plus fraiches sont parfois leur dernier refuge. Certains poissons n’ont plus d’autres endroits où aller », souligne Mike McKay.
Des cardinaux et des pics à ventre roux ont ainsi fait leur apparition pour la première fois sur les rives, rapporte Carter Dorscht, responsable d’une collecte citoyenne de données sur la santé des populations d’oiseaux nicheurs en Ontario.
À la faveur du réchauffement climatique, certaines espèces invasives prolifèrent également. « Les lamproies marines [un parasite ressemblant à l’anguille] et les moules zébrées vivent plus longtemps et deviennent plus grosses dans des eaux plus chaudes », note Emily Posteraro, coordonnatrice du développement des programmes au Centre des espèces envahissantes, à Sault-Sainte-Marie.
Dotées d’un fort potentiel de reproduction, elles supplantent peu à peu les espèces locales, réduisant la biodiversité. « Dans le passé, la lamproie marine a failli entrainer la disparition des truites d’eaux profondes, poisson endémique de la région », rappelle Emily Posteraro.
À Goulais River, à l’est du lac Supérieur, l’exploratrice Joanie McGuffin garde espoir : « Pendant longtemps, on a tourné le dos au lac, mais aujourd’hui on a changé de regard. On comprend enfin les bénéfices de préserver sa biodiversité pour les générations futures ».
Pour freiner l’érosion de la biodiversité, le Canada a créé une aire marine nationale de conservation d’environ 10 000 km2 en 2015 le long de la rive nord du lac Supérieur. La même année, une Stratégie de conservation de la biodiversité a été adoptée par des organismes gouvernementaux, des associations et des acteurs locaux du Canada et des États-Unis. Ce document dresse un état des lieux de la faune et de la flore et fixe une série d’objectifs pour mieux les protéger.
« Le problème est pris au sérieux, mais ça ne stoppera pas l’incidence du changement climatique sur notre écosystème. Ce sont des enjeux mondiaux difficiles à résoudre », est d’avis Mike McKay, directeur du Great Lakes Institute for Environmental Research à l’Université de Windsor, en Ontario.