FRANCOPRESSE – Le Canada semble jusqu’à présent se prémunir contre une montée de l’extrémisme et afficher une démocratie plus solide que son voisin américain. Cependant, certains observateurs soulignent les faiblesses de notre système politique et la frustration d’une partie de la population.

Camille Langlade — Francopresse

Dans un sondage publié en anglais en novembre 2022, l’Institut Angus Reid s’interroge sur le rapport entre les citoyens et leur gouvernement, au Canada et aux États-Unis. Sa conclusion : « l’âge, l’isolement et la désillusion à l’égard du gouvernement contribuent aux sentiments antidémocratiques ».

L’étude montre ainsi que si la très grande majorité des Canadiens (86 %) sont encore attachés au système politique démocratique, « une minorité importante manifeste de l’enthousiasme pour les formes de gouvernement non représentatives ». 

Environ 28 % des Canadiens interrogés ne rejettent pas l’autoritarisme comme forme de gouvernance. Certaines personnes se disent ouvertes à un régime militaire ou à un leadeur fort qui n’aurait pas à se soucier d’élections.

Une démocratie en santé?

Mais peut-on dire, à la lumière de ce sondage, que la démocratie canadienne se trouve fragilisée? Pour la présidente de l’Institut Angus Reid, Shachi Kurl, la démocratie reste indéniablement forte, mais ces observations montrent qu’il peut y avoir des risques d’instabilité. « Il y a toujours des gens qui vont penser différemment de la majorité, mais un chiffre plus élevé serait assez inquiétant. »

Shachi Kurl
Shachi Kurl est présidente de l’Institut Angus Reid. (Photo : Gracieuseté)

Reste à savoir si cette insatisfaction chronique exprime une tendance durable ou pas. Certains observateurs de la scène politique rappellent que les sondages d’opinion doivent être maniés avec précaution.

Pour Valérie-Anne Mahéo, professeure adjointe au Département de science politique de l’Université Laval, à Québec, rien ne sert de tirer des conclusions trop hâtives. « Il peut y avoir une insatisfaction dans un contexte précis, où un gouvernement élu prend certaines décisions […] Il faut se replacer dans le temps. » Or, il se trouve qu’on sort d’une crise pandémique mondiale.

Dernièrement, la Commission sur l’état d’urgence a examiné les circonstances qui ont conduit le gouvernement fédéral à avoir recours à la Loi sur les mesures d’urgence en février 2022 pour mettre fin aux manifestations et aux blocages menés par le mouvement des camionneurs dans la capitale fédérale et ailleurs au Canada.

Valérie-Anne Mahéo
Valérie-Anne Mahéo est professeure adjointe au Département de science politique de l’Université Laval. (Photo : François Beauregard)

Que dit la Loi sur les mesures d’urgence?

Pour invoquer la Loi sur les mesures d’urgence, il faut qu’il y ait « une urgence résultant d’une menace à la sécurité nationale du Canada ». Adopté en 1988, ce texte remplace l’ancienne Loi sur les mesures de guerre.

Elle permet de prendre temporairement « des mesures extraordinaires peut-être injustifiables en temps normal », précise le préambule de la Loi. Autrement dit, cette mesure législative permet au gouvernement d’interdire des assemblées publiques ou de donner des pouvoirs extraordinaires aux forces policières.

Le pouvoir de la majorité

« Une fois qu’un politicien est capable de sécuriser une majorité, il peut faire ce qu’il veut. » Pour David Schneiderman, professeur de droit de l’Université de Toronto, une grande partie du pouvoir politique au Canada se concentre dans les branches exécutives. « Cela a toujours été un problème et ça ne s’améliore pas. »

David Schneiderman
David Schneiderman est professeur de droit de l’Université de Toronto. (Photo : Gracieuseté)

L’universitaire prend l’exemple d’un projet de loi provincial en Ontario qui permettrait aux maires d’Ottawa et de Toronto d’adopter certains règlements avec l’appui d’un peu plus du tiers des élus, plutôt que de la majorité. « Il me semble que c’est un affront aux principes démocratiques quand on peut passer outre la majorité. Cela m’inquiète. »

Néanmoins, il admet que le système parlementaire canadien permet un certain équilibre. Faute d’une majorité, le gouvernement de Justin Trudeau doit pouvoir compter sur le soutien de l’opposition. « C’est une chose saine pour la démocratie parce que cela n’autorise pas le Parti libéral [qui forme actuellement le gouvernement] à faire ce qu’il veut. Il doit négocier avec des partenaires. »

Mais cela n’empêche pas selon lui le pouvoir exécutif d’avoir parfois le dernier mot : « Les gouvernements minoritaires sont probablement un bon antidote à certains des problèmes liés à la concentration du pouvoir exécutif, mais les libéraux fédéraux contrôlent toujours l’ordre du jour au Parlement [dans le présent gouvernement].»

La démocratie à l’heure de la mondialisation

Cependant, remettre en question le pouvoir en place ne doit pas forcément toujours être vu comme quelque chose de négatif, considère Valérie-Anne Mahéo.

« On peut observer que depuis une dizaine d’années, il y a effectivement chez les citoyens une attitude plus critique par rapport aux pouvoirs publics en général. À travers les années, la population est de plus en plus éduquée et informée et cela nous amène à remettre en question, à ne pas prendre comme acquis, à critiquer. »

Et la professeure de poursuivre : « Les démocraties ne sont pas statiques, elles sont en perpétuelle évolution […] On peut voir des évolutions, des changements, de la consolidation ou certains reculs. »

La mondialisation et son nouvel ordre économique ont accentué l’isolement social d’une certaine tranche de la société, commente Valérie-Anne Mahéo. « Le système capitaliste a changé. La demande de travailleurs qualifiés dans cette nouvelle économie du savoir est plus grande. Les inégalités sociales et économiques augmentent entre les plus privilégiés par cette économie et ceux qui étaient davantage dans le monde du travail industriel. »

En conséquence, certains groupes éprouvent de la frustration et se sentent laissés pour compte. « Ils peuvent ressentir une certaine insatisfaction par rapport à la manière dont les pouvoirs publics gèrent les enjeux économiques et sociaux, et ils peuvent chercher des avenues de rechange, parfois populistes. Trump est un très bon exemple », ajoute-t-elle.

À l’Ouest, rien de nouveau?

Et ce sentiment d’isolement ne date pas d’hier. David Schneiderman évoque la notion bien ancrée d’aliénation de l’Ouest, c’est-à-dire la frustration que pouvait [et peut] avoir une part de l’électorat des provinces de l’Ouest, estimant que sa voix n’est pas entendue. « Ces provinces avaient le sentiment que l’Ontario et le Québec dirigeaient le gouvernement et qu’ils n’étaient pas représentés », rappelle le professeur.

En ce qui concerne la montée des mouvements comme l’extrême droite, tel qu’on peut l’observer dans certaines démocraties européennes ou aux États-Unis, David Schneiderman met en avant la particularité canadienne.

Les discours d’extrême droite ciblent souvent l’immigration, qui menacerait l’unité, l’homogénéité d’une population, analyse-t-il. Or, à ses yeux, au Canada, « nous ne diabolisons pas ces réfugiés, ces immigrants, nous ne les considérons pas comme une menace pour notre avenir en tant que nation, en tant que pays ».

« Le Canada est protégé par sa constitution et son multiculturalisme […] Cela ne veut pas dire que ça ne tournera pas mal, je ne suis pas naïf, mais nous pratiquons une citoyenneté différente des pays qui affichent une plus grande homogénéité », est d’avis David Schneiderman.

Il évoque en outre les tentatives d’assimilation, dans le passé, à l’égard des populations autochtones ou des catholiques. « Elles ont échoué […] Les Canadiens ont réalisé qu’ils devaient faire quelque chose de différent. »