Laurent GIMENEZ, Collaboration spéciale

Laurent Gimenez est traducteur de profession. Il a été membre du CA de la Maison Gabrielle-Roy de 2011 à 2019 et président

Sur les bords du Saint-Laurent, vient de mourir d’extrême vieillesse un géant qui fut maître de la terre. 

Bien des fois, alors que j’étais journaliste à La Liberté entre 1987 et 1995, cette phrase de Gabrielle Roy m’est revenue en tête. C’est par elle que la jeune journaliste de 31 ans faisait commencer son reportage sur la fin du régime seigneurial au Québec, publié dans Le Bulletin des agriculteurs en février 1941 (1).

Ayant lu le reportage un peu par hasard, j’avais été impressionné par son « attaque », terme que les journalistes utilisent pour désigner la première phrase – ô combien importante – d’un article. Selon les règles du métier, une bonne attaque doit être percutante afin de piquer la curiosité du lecteur et de lui donner envie de lire le texte jusqu’au bout.

L’attaque de Gabrielle Roy avait eu sur moi l’effet voulu. Malgré un intérêt modéré pour le régime seigneurial au Québec, j’avais continué à lire l’article, curieux de savoir comment et jusqu’où l’autrice allait développer sa drôle de métaphore – cette histoire de géant expirant au bord de l’eau. Et puis, j’étais séduit par la forme de la phrase, sa densité, le balancement harmonieux des mots. Bref, j’étais accroché, au point de lire l’article de trois pages en entier.

Dans ce reportage, comme dans beaucoup d’autres que Gabrielle Roy a écrits pour Le Bulletin des agriculteurs de 1940 à 1945, on voit germer le style qu’elle déploiera dans ses œuvres littéraires. C’est avec des mots toujours simples et précis, agencés à sa manière bien à elle, qu’elle saura toucher le cœur de ses lecteurs. L’extrait suivant de La détresse et l’enchantement en est une illustration :

Plus tard, quand je fus à même d’analyser quelque peu ce qui nous était arrivé, j’ai pensé que nous avions été, Stephen et moi, comme ces papillons, ces phalènes, ces mille créatures de l’air que des ruses de la nature, une odeur, des ondes, mènent à leur rencontre sans qu’elles y soient pour rien. Et je me demande si la foudroyante attirance que nous avons subie, de tous les malentendus, de tous les pièges de la vie, n’est pas l’un des plus cruels.

Précision du vocabulaire et clarté de l’expression : voilà le modèle d’écriture que nous offre Gabrielle Roy. À nous d’y ajouter notre touche personnelle, en suivant ce conseil de la romancière française Colette, sœur de plume de Gabrielle Roy : Il faut écrire avec les mots de tout le monde, mais comme personne.

(1) «Mort d’extrême vieillesse», consultable à cette adresse