FRANCOPRESSE Le lac Huron regorge despèces animales et végétales uniques. La baie Georgienne est notamment un sanctuaire pour de nombreux spécimens en péril. Mais cet écosystème est fragilisé par le développement urbain et la prolifération despèces envahissantes. Les acteurs de terrain appellent à accroitre les efforts de protection. 

Marine Ernoult Francopresse 

De spectaculaires falaises de calcaire plongeant à pic dans des eaux cristallines, des rives escarpées formées par d’anciens glaciers, des plages de sable blanc s’étirant sur des kilomètres…

Ces paysages naturels uniques font du lac Huron un lieu d’une biodiversité remarquable. L’est du lac se trouve à la frontière de deux aires climatiques, si bien que des plantes et des animaux du nord et du sud du Canada y ont élu domicile. 

La baie Georgienne, qui forme le plus vaste archipel d’eau douce du monde, abrite la plus grande diversité de reptiles et d’amphibiens du Canada

Ses 30 000 iles et près de 20 000 zones humides constituent un sanctuaire pour 50 espèces animales et végétales menacées, dont certaines sont endémiques.

« Comme les iles sont isolées, avec une juxtaposition de milieux humides et secs, elles abritent de nombreuses communautés écologiques rares », souligne Holly Westbrook, technicienne en restauration côtière au sein de l’organisme de protection de l’environnement Lake Huron Coastal Center.

Holly Westbrook
Holly Westbrook est technicienne en restauration côtière au sein de l’organisme de protection de l’environnement Lake Huron Coastal Center. (Photo : Gracieuseté)

On y trouve notamment deux types de serpents en voie de disparition : la couleuvre fauve de l’Est et la seule population canadienne de crotale massassauga de l’Est.

Six espèces de tortues d’eau en péril, protégées au niveau fédéral et provincial, y ont également trouvé refuge. 

Parmi elles se trouve la tortue mouchetée, une espèce dite parapluie. « Sa santé reflète celle de tout l’écosystème. Sa sauvegarde va aider à protéger d’autres espèces », explique Patricia Chow-Fraser, biologiste à l’Université McMaster, qui étudie les zones humides de la région depuis près de vingt ans.

Territoire de plus en plus fragmenté

« Ces espèces se portent bien, car 90 % des forêts et 80 % des zones humides de la baie sont intactes », salue Bill Lougheed, directeur général de la Fiducie foncière de la baie Georgienne, organisation à but non lucratif qui protège près de 53 km2 de terres de cette région. 

Bill Lougheed
Bill Lougheed est directeur général de la Fiducie foncière de la baie Georgienne, organisation à but non lucratif, qui protège près de 53 km2 de terres dans la baie Georgienne. (Photo : Gracieuseté)

Mais l’urbanisation le long du rivage menace cette biodiversité unique. Traditionnellement, les régions côtières au sud du lac sont plus peuplées, et l’activité économique y est plus importante. 

« À cause de la surpêche, de la pollution, de l’industrialisation, il ne reste plus qu’une infime portion de la biomasse qui existait au moment de l’arrivée des Européens », observe David Sweetnam, directeur général de l’organisation Georgian Bay Forever dédiée à la recherche scientifique et à la sensibilisation.

Il prend l’exemple de la truite de lac : il y en avait douze sortes, mais aujourd’hui il n’y en a plus que deux.

David Sweetnam
David Sweetnam, directeur général de l’organisation Georgian Bay Forever dédiée à la recherche et à la sensibilisation. (Photo : Éric McIntyre)

« Le développement s’est récemment intensifié au nord, autour de la baie Georgienne et de l’ile Manitoulin. Des territoires jusqu’alors préservés sur le plan écologique ont vu certaines menaces s’aggraver », ajoute Holly Westbrook.

Le territoire est aussi de plus en plus fragmenté. « Avec la multiplication des routes, il y a une énorme mortalité des reptiles et des amphibiens », rapporte Bill Lougheed. La Fiducie foncière de la baie Georgienne qu’il dirige creuse des passages souterrains, spécialement pour les batraciens et autres tétrapodes.

L’organisme veut créer un corridor à l’est de la baie Georgienne, afin que les espèces se déplacent en toute sécurité. Il s’agira d’une bande de terre protégée de 10 000 hectares. 

Par ailleurs, les abords du lac attirent de plus en plus de citadins qui veulent se mettre au vert. « Depuis la pandémie, les maisons se multiplient toujours plus proches de l’eau. Les gens endommagent des zones humides fragiles en y construisant des pontons et des quais », s’inquiète Patricia Chow-Fraser.

Patricia Chow-Fraser
Patricia Chow-Fraser est biologiste à l’Université McMaster. Elle étudie les zones humides de la baie Georgienne depuis près de vingt ans. (Photo : Gracieusté)

Rejets deaux usées en hausse 

Ces aménagements « rapides et mal planifiés » détériorent la qualité des eaux lacustres, selon la biologiste : « La hausse de la population s’accompagne d’une augmentation des rejets d’eaux usées et de fosses septiques. »

Ces rejets, riches en nutriments, peuvent causer de l’eutrophisation. Autrement dit, des algues se développent rapidement et de manière incontrôlée dans le lac, jusqu’au point où elles asphyxient le milieu et tuent toute forme de vie. 

David Sweetnam confirme ces inquiétudes. Il évoque l’incapacité des stations de traitement des eaux usées d’éliminer certains composés chimiques comme les médicaments : « Ils se retrouvent dans le lac et dérèglent le système hormonal des espèces aquatiques. » 

Le directeur général de l’organisation Georgian Bay Forever mentionne également le problème des microfibres de plastique qui perturbent la reproduction du zooplancton et de certains insectes, à la base de l’alimentation des poissons. « L’éclosion de ces organismes vivants est retardée de plusieurs semaines. Les poissons en quête de nourriture sont affamés et meurent en surnombre », révèle David Sweetnam.

La propagation d’espèces envahissantes transforme également la biodiversité. Huit nouvelles espèces de ce genre, introduites volontairement ou accidentellement par l’humain, se sont répandues dans le lac ces dix dernières années. 

« Elles ont détruit la diversité biologique de nombreuses zones humides », insiste Holly Westbrook. Par exemple, la lamproie marine [sorte de parasite ressemblant à l’anguille] a fait considérablement chuter les populations de poissons indigènes. Et le gobie à taches noires est un redoutable prédateur qui mange les œufs des autres poissons. Aussi, les phragmites, plantes herbacées venues d’Europe, colonisent d’immenses aires et entrainent la disparition des plantes natives en un temps record.

« On est sur une pente glissante »

David Sweetnam n’hésite pas à parler de «désert biologique» dans certaines parties de la baie Georgienne à cause des ravages causés par la moule quagga, vivant jusqu’à 200 mètres de profondeur. « Comme elle mange le phytoplancton et le zooplancton, il ne reste plus de nourriture pour les autres espèces, et l’écosystème s’écroule », alerte-t-il. 

Le lac Huron n’est pas non plus épargné par l’emballement du thermomètre planétaire. À l’image du lac Supérieur, la température de l’eau augmente et la couverture de glace se réduit année après année. Surtout, à cause des changements climatiques, le lac atteint des niveaux d’eau extrêmement bas, ou inversement, très élevés.

En temps normal, l’écart entre le niveau d’eau le plus faible et le plus élevé est de 1,9 mètre. De récentes modélisations d’Environnement et Changement climatique Canada anticipent une amplitude de 3,35 mètres.

« De 1999 à 2013, on s’est retrouvé avec des niveaux les plus faibles de l’histoire. C’était du jamais vu, les effets sur la biodiversité ont été délétères, témoigne Patricia Chow-Fraser. Certains poissons côtiers ont réussi à migrer vers des eaux plus profondes, mais la plupart n’ont pas eu le temps de s’adapter. »

En raison du réchauffement climatique, les espèces envahissantes prolifèrent plus vite. « L’écosystème va irrémédiablement changer, les espèces indigènes ne vont plus être assez compétitives pour survivre », tranche David Sweetnam. 

L’ensemble des acteurs interrogés insiste sur la nécessité absolue d’intensifier les efforts de protection. « On est sur une pente glissante. Si on ne prend pas pleinement conscience des menaces, on verra probablement un déclin sans précédent du vivant d’ici quelques décennies », prévient Patricia Chow-Fraser.

Comment sauver la biodiversité du lac Huron? 

L’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a d’ores et déjà ajouté en 2004 l’est de la baie Georgienne à son réseau mondial de réserves de biosphère. L’objectif est de concilier la conservation de la nature et le développement économique.

La réserve englobe près de 350 000 hectares de forêts, de lacs, de rivages et d’iles, ainsi que le parc national des Îles-de-la-Baie-Georgienne

Il existe également un accord conclu avec les États-Unis sur la qualité de l’eau des Grands Lacs ou encore une stratégie de conservation de la biodiversité à l’échelle du lac Huron.

« Au-delà de ces traités et stratégies, on doit plus que jamais œuvrer sur le terrain, acheter des terres pour les sanctuariser, sensibiliser et éduquer le public dès le plus jeune âge pour changer les pratiques, insiste David Sweetnam, directeur général de Georgian Bay Forever. Les gens doivent arrêter de jeter n’importe quoi dans l’eau. »

De son côté, le Lake Huron Coastal Center a lancé plusieurs programmes faisant appel aux riverains, y compris une initiative pour le nettoyage des plages. Il offre aussi à des jeunes la possibilité de participer à un camp d’été pour en apprendre plus sur les écosystèmes du lac et les techniques de restauration.

Le centre a également un programme grâce auquel des habitants collectent diverses données le long des côtes et les transmettent aux scientifiques. Enfin, l’organisme travaille à la restauration de dunes avec des propriétaires privés, des entreprises et des municipalités. 

Pour Patricia Chow-Fraser, biologiste à l’Université McMaster, il est important d’associer les Premières Nations aux efforts. Pour ses recherches sur la tortue mouchetée, elle travaille avec deux communautés autochtones : « On leur enseigne les techniques modernes et elles nous transmettent leurs connaissances traditionnelles. Si l’on veut sauver la biodiversité, c’est la seule manière. »