Inès Lombardo
Annoncé officiellement le 24 mars 2023 par Justin Trudeau et le président américain Joe Biden, en visite officielle à Ottawa, l’élargissement de l’Entente sur les tiers pays sûrs est entré en vigueur le 25 mars à minuit une.
Depuis, de nombreuses personnes qui ont essayé de passer la frontière terrestre entre le Canada et les États-Unis ont été interceptées. L’élargissement de l’Entente a pour effet de les renvoyer au poste frontalier canado-américain le plus proche. Mais les deux pays se sont entendus pour que le Canada reprenne 15 000 immigrants des États-Unis de manière régulière.
Le 24 mars dernier, Justin Trudeau a profité de la visite officielle de Joe Biden à Ottawa pour annoncer qu’un accord avait été passé entre le Canada et les États-Unis, pour élargir l’Entente sur les tiers pays sûrs.
Entré en vigueur le 25 mars, cet accord commun ferme les passages irréguliers de la frontière terrestre canado-américaine, comme le chemin Roxham au Québec. Les personnes interceptées sont renvoyées vers des postes frontaliers réguliers.
L’accord vise également les personnes qui ont traversé la frontière entre les points d’entrée officiels, y compris «certains plans d’eau déterminés par les États-Unis et le Canada», dans les 14 jours après leur entrée au Canada, a précisé Justin Trudeau lors d’une conférence de presse conjointe avec Joe Biden.
Des routes désormais « plus risquées »
« C’était relativement sécuritaire de passer par Roxham, confirme la professeure Victoria Esses, professeure et directrice du Centre de recherche sur les migrations et les relations ethniques à l’Université Western de London, en Ontario. Mais les gens vont prendre des routes plus risquées. Ça semble presque impossible de détourner des migrants qui veulent passer une frontière longue de 6 000 kilomètres. »
« Les États-Unis sont présumés être un pays sûr pour les demandeurs d’asile, mais le sont-ils vraiment? », interroge celle qui est aussi codirectrice de l’organisme Pathways to Prosperity Partnership.
« Il y a un risque de détention quand les immigrants y sont renvoyés. Les conditions sont misérables. Les enfants sont séparés de leurs parents. Les gens sont parfois renvoyés dans leur pays d’origine où ils risquent des poursuites, de la torture, l’emprisonnement… »
Un point sur lequel Cheolki Yoon, bénévole au Centre des travailleurs et travailleuses immigrants (CTI) et chercheur affilié à l’Université McGill de Montréal, la rejoint. Il ajoute : « Certains points de la décision ne sont pas clairs. L’élargissement de l’Entente mentionne que si les personnes sont interceptées dans les 14 jours suivant leur entrée au Canada par la frontière, ils seront détenus et expulsés. Mais comment prouver la date d’entrée? Et est-ce que ces personnes seront admises comme réfugiés? »
Dans tous les cas, Victoria Esses et Cheolki Yoon assurent que la décision ne va faire qu’amplifier les dangers pour les migrants.
« C’est possible qu’ils tentent de se cacher pendant 14 jours quelque part [après avoir passé la frontière] », commente Cheolki Yoon.
Vers une prolifération de passeurs
Luisa Veronis, professeure de géographie à l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche en immigration et communautés franco-ontariennes, affirme que les gens qui prennent un autre chemin le font par désespoir. « Ils ne peuvent pas être chez eux, ils doivent fuir. Ce n’est pas pour profiter du système! S’ils font ce périple, c’est parce qu’ils n’ont pas d’autres moyens d’aller ailleurs. »
La professeure montre aussi du doigt une autre conséquence : la prolifération d’acteurs intermédiaires. Ils font partie de « ce que l’on appelle “l’industrie de la migration”. Ce sont des passeurs, des agents, des recruteurs, des consultants, qui offriront des services pour “aider” les potentiels demandeurs d’asile à traverser la frontière, ce qui peut contribuer à mettre ces personnes en danger ».
Les acteurs de cette sombre industrie demandent aussi des « sommes faramineuses » selon Luisa Veronis. Un résident canadien qui aurait fait passer un millier de personnes par le fleuve Saint-Laurent a d’ailleurs été extradé vers les États-Unis récemment. Le problème, connu depuis des années, risque donc de s’intensifier à en croire les experts.
« Une stratégie politique pour maintenir le pouvoir »
Pour Luisa Veronis, fermer le chemin Roxham donne l’impression que le gouvernement Trudeau contrôle les frontières et l’immigration, dans un contexte où il est empêtré dans des affaires comme l’interférence étrangère dans les élections fédérales, la Commission Rouleau, la corruption éventuelle de députés libéraux etc.
Elle précise : « Vu l’inflation et tous les soucis dans le domaine de la santé et du logement au Canada, cette décision assure qu’il n’y aura pas de migrants qui viendront profiter du système canadien. C’est une stratégie politique juste pour maintenir le pouvoir. »
Par ailleurs, le chiffre de 15 000 immigrants sur lequel se sont entendus les deux pays est une « aberration complète, car cela va à l’encontre de la Convention de Genève. Alors que notre Constitution prône le droit à l’asile », déplore Luisa Veronis. La chercheuse rappelle que l’Entente sur les tiers pays sûrs est examinée par la Cour suprême du Canada depuis l’an dernier.
« Les États-Unis et le Canada ont négocié le nombre de 15 000 personnes provenant de l’Amérique centrale, qui est l’endroit qui représente le plus gros souci en termes d’immigration pour les États-Unis, observe Victoria Esses. Donc oui, 15 000 ce n’est pas beaucoup, mais c’est déjà quelque chose pour les États-Unis. »
Vers davantage de programmes d’immigration régulière?
Autre point flou : on ne sait pas quelle voie d’immigration régulière le gouvernement privilégiera pour accepter ces migrants au Canada. Sur ce point, le ministre fédéral de l’Immigration Sean Fraser a évoqué en mêlée de presse de «nouveaux programmes», qui ne sont pas encore développés.
« Mais on continuera tout de même d’augmenter les programmes existants pour aider les personnes vulnérables », a-t-il martelé.
« Depuis Harper, les programmes d’immigration sont comme un bar avec une liste de cocktails devenue de plus en plus longue », ironise Luisa Veronis. Selon elle, les programmes d’immigration sont pensés « à la carte » par le gouvernement fédéral.
« On a besoin de gens qui travaillent dans l’agriculture, mais on ne veut pas qu’ils restent ici. Le programme des travailleurs agricoles temporaires existe depuis les années 60 et il a été réajusté plusieurs fois depuis. On a plein de programmes de travailleurs temporaires, généralement peu qualifiés, qui ne mènent pas à la résidence permanente. On peut s’attendre à une multiplication des programmes », fait valoir la professeure.
Luisa Veronis avance une piste de solution : créer une catégorie de permis de travail temporaire, comme pour les Ukrainiens. « Des permis ouverts, pour éviter l’exploitation et qui pourrait mener à la résidence permanente », assure-t-elle.