Marine Ernoult
Sur une carte, le bassin versant des Grands Lacs et du Saint-Laurent est un trait d’union géographique qui s’étire du nord de l’Ontario à la côte nord du Québec, en passant par Toronto et Montréal.
Cet enchevêtrement de lignes bleues aux innombrables ramifications représente à lui seul plus de 25 % de l’eau douce de la planète et alimente un territoire équivalent à la superficie du Québec tout entier.
L’eau s’écoule à travers les cinq Grands Lacs avant de prendre le chemin du fleuve Saint-Laurent jusqu’au golfe de l’Atlantique.
« Les habitants des Grands Lacs et du fleuve Saint-Laurent partagent la même ressource, mais ils n’en sont pas conscients. Ils vivent des réalités extrêmement différentes et n’ont pas de sentiment d’appartenance à un bassin versant », observe Lauren Touchant, professeure en études politiques à l’Université Vancouver Island.
« Les gens ne savent pas ce qu’est un bassin versant, ce n’est pas une unité territoriale ancrée dans l’imaginaire collectif », abonde Alexandre Lillo, professeur au Département des sciences juridiques de l’Université du Québec à Montréal.
Un bassin versant, qu’est-ce que c’est?
Un bassin versant est d’abord une notion géographique. C’est l’ensemble du territoire drainé par un cours d’eau principal et ses tributaires, lesquels s’écoulent et convergent vers un même point de sortie, appelé exutoire.
Le bassin versant a des frontières naturelles qu’on appelle lignes de partage des eaux et qui suivent la crête des montagnes. Nous habitons tous un bassin versant : celui d’un lac ou d’un ruisseau, qui s’imbrique dans celui d’une rivière, qui s’imbrique dans celui d’un fleuve ou encore d’une mer.
Kathryn Furlong, professeure titulaire au Département de géographie à l’Université de Montréal est aussi du même avis : « Les Canadiens ne pensent pas aux Grands Lacs et au fleuve Saint-Laurent comme à un seul système d’eau où tout est relié. »
Les catastrophes tissent des liens
« Les habitants du lac Huron ou du lac Érié ne réalisent pas que les activités dans leur région ont des conséquences sur la qualité et la quantité d’eau en aval, parfois jusqu’à l’embouchure du fleuve au Québec », poursuit la géographe.
Lauren Touchant explique, elle, que les riverains sont avant tout attachés à l’eau « qui est à proximité ». Le lac Ontario est constitutif de l’identité torontoise, tandis que les habitants de Thunder Bay s’identifient au lac Supérieur, et ceux de Kingston à l’archipel des Mille-Îles.
En aval, les Québécois sont, eux, fortement liés au fleuve Saint-Laurent, « auquel ils accordent une valeur culturelle et patrimoniale très importante », détaille Alexandre Lillo.
Au-delà des clivages provinciaux et des différences culturelles, les habitants ont pourtant des préoccupations similaires. Les questions de transport maritime, de pollution des eaux, d’impacts des changements climatiques, d’érosion des côtes, d’inondation et de sècheresse se retrouvent ainsi aux quatre coins du bassin versant.
« Ce sont souvent les catastrophes naturelles qui rassemblent les riverains d’un bassin versant, constate Karine Dauphin, directrice générale du Regroupement des organismes de bassins versants du Québec (ROBVQ). Ils s’aperçoivent que leur eau vient d’ailleurs, de l’amont, et qu’ils vivent dans un système d’eau bien plus grand qu’ils ne l’imaginaient. »
« Il faut se servir de ces enjeux pour susciter un sentiment d’appartenance commun et développer une solidarité amont-aval », estime Lauren Touchant.
Voyager dans son bassin versant
En réalité, rapprocher les riverains commence dès le plus jeune âge, à l’école, pendant les cours de géographie, d’histoire ou de sciences politiques.
« L’éducation, c’est la clé, affirme Alexandre Lillo. Si les élèves ont de bonnes connaissances de leur bassin versant, s’ils comprennent qu’ils le partagent avec d’autres Canadiens, ils développeront un sentiment identitaire fort. »
Les spécialistes reconnaissent néanmoins que cet enseignement théorique est insuffisant. Tisser des liens passe aussi par la promotion du tourisme local et le développement de programmes d’échanges interprovinciaux, à destination des jeunes notamment.
« Les citoyens doivent voyager dans leur bassin versant pour apprendre à se connaitre, pour s’approprier le territoire et ses enjeux, pour agir ensemble face aux menaces », confirme Kathryn Furlong.
Lauren Touchant évoque de son côté l’intérêt des projets de science participative à l’échelle du bassin versant pour encourager le dialogue entre citoyens.
Mais écrire une histoire collective reste un défi. La gouvernance fragmentée du bassin versant constitue le principal obstacle.
Un millefeuille administratif
Sept ordres administratifs, à cheval sur deux pays, se partagent la gestion. Ce millefeuille institutionnel comprend les organismes communautaires locaux, les Premières Nations, les municipalités, les régions, les provinces canadiennes, les États américains, les gouvernements fédéraux à Ottawa et Washington.
La Commission mixte internationale, qui traite des enjeux transfrontaliers des Grands Lacs entre les États-Unis et le Canada, vient ajouter une énième strate administrative.
« Il y a un manque de stratégie et de leadeurship fédéral et provincial pour développer une vision commune à l’échelle du bassin versant, déplore Lauren Touchant. Dans les discours politiques, les responsables parlent seulement d’enjeux de proximité. »
La chercheuse pointe en particulier le manque de collaboration entre les provinces canadiennes. Elle plaide à cet égard en faveur de la mise en place de tables de concertation interprovinciales dédiées à la gouvernance de l’eau.
« C’est difficile pour le Québec de coopérer avec l’Ontario, on n’a pas la même langue et nos législations diffèrent fortement », réagit Karine Dauphin du ROBVQ.
Les maires prennent l’initiative
Les municipalités sont les premières à avoir pris conscience de la nécessité de repenser le territoire en fonction des écosystèmes. Elles sont devenues le fer de lance de la gestion intégrée du bassin versant.
Dès 2005, le maire de Toronto, David Miller, et celui de Chicago, Richard M. Daley, fondentl’Alliance des Villes des Grands Lacs et du Saint-Laurent, qui compte aujourd’hui 200 municipalités membres.
L’objectif de l’organisme est double : mener des initiatives de restauration de l’écosystème de manière coordonnée et parler d’une seule et même voix.
« Les villes se sont rendu compte que c’était le seul moyen efficace de protéger la nature, car les frontières provinciales et politiques ne représentent rien au niveau hydrographique », souligne Lauren Touchant.
La création d’une Agence nationale de l’eau, prévue dans le budget fédéral de 2023-2024, pourrait répondre à ce besoin de coopération et d’harmonisation de la gouvernance.
« Mais on a besoin de financements importants et d’une volonté politique forte », prévient le juriste Alexandre Millo.