Madame Rivoalen comment allez-vous?

Oh ça va, ça ne fait pas tout à fait une semaine (1) alors je suis un peu entre mes deux bureaux, mon ancien à la Cour d’appel fédérale et celui du Manitoba où je rencontre mes nouveaux collègues. J’ai huit semaines pour terminer tout mon travail, alors j’essaie de finaliser autant que possible mes motifs… (2)

Les prochaines semaines s’annoncent chargées…

Oui! Mais ça va, je suis vraiment entre Winnipeg et Ottawa pour l’instant, mais ça va bien se passer. Avec l’été qui s’en vient, la Cour d’appel est généralement moins occupée, nous n’avons pas d’audiences. Ça nous donne un peu plus de temps pour respirer et analyser notre travail.

Vous l’avez dit vous-même, ça fait un peu moins d’une semaine que vous avez été nommée. Vous avez eu le temps de réaliser?

Je réalise de plus en plus que je suis maintenant juge en chef du Manitoba, ce qui est pour moi, au niveau personnel, un honneur. Je suis vraiment reconnaissante d’avoir ce poste. Pour moi, c’est vraiment l’institution de la Cour d’appel et des cours en général qui est importante. D’avoir des cours qui sont fortes et indépendantes. Alors, je réalise maintenant que mon travail est dorénavant de m’assurer que la Cour d’appel fonctionne bien et que les juges se sentent bien.

Justement, vous avez été juge en chef adjointe de la Division de la famille en 2015, avant d’être nommée à la Cour d’appel fédérale en 2018. Qu’est-ce que vous avez retiré de ces expériences-là et qui va vous servir pour ce nouveau rôle?

Le fait d’avoir été juge en chef adjointe de la Division de la famille, c’est que je connais déjà le Conseil canadien de la magistrature, présidé par le juge en chef de la Cour suprême, Richard Wagner.

Pendant trois ans, j’ai pu assister à toutes les rencontres du Conseil et j’ai travaillé sur le comité de formation des juges, donc je connais déjà le fonctionnement de ce Conseil et je connais plusieurs juges et juges en chef à travers le Canada. De déjà connaître mes pairs, c’est important.

À la Cour d’appel fédérale, c’était très nouveau pour moi, mais ça m’a permis de bien comprendre le rôle d’un juge en cour d’appel. C’était aussi une cour itinérante, donc j’ai siégé dans tous les grands centres à travers le Canada, et surtout dans les deux langues. Ça m’a donné la chance de rédiger mes motifs en français.

D’avoir pu vous déplacer dans ces grands centres, est-ce que cela vous a permis d’avoir une vision plus globale des besoins judiciaires canadiens?

Je dirais que oui, mais au niveau de la Cour fédérale, nous ne faisions pas de droit pénal ou droit criminel. Alors je ne peux pas parler de l’aspect national de ces droits-là, mais c’est certain qu’en voyageant dans les différents centres, on avait un aperçu du Canada. Sans parler de besoins, je dirais plutôt des différences entre les régions.

Ça va probablement aider de connaître ces différences en tant que juge en chef du Manitoba…

Oui parce que là, je vais pouvoir me concentrer sur la Province. Et j’ai vu comment la Cour d’appel fédérale fonctionne, c’est une très belle cour, très collégiale, alors j’ai déjà quelques idées que je pourrais amener à la Cour d’appel du Manitoba pour améliorer certaines choses, même s’il est encore très tôt. La Cour d’appel du Manitoba fonctionne très bien, mais il y a toujours des choses qui peuvent être améliorées.

Vous avez d’ores et déjà des idées?

Oh oui, j’ai plein d’idées! (rires) Mais il est encore un peu tôt pour en parler. En revanche, il existe un projet d’amener la Cour d’appel, d’abord, vers un système plus numérique. Les justiciables pourraient déposer leurs documents en ligne auprès de la cour ou du greffe. Quant à nous, les juges, nous pourrions travailler de notre téléphone avec des documents numériques, et pas seulement papier. Personnellement, je préfère lire un vrai livre en papier, mais la réalité de nos jours, c’est que l’on doit quand même s’assurer de pouvoir travailler avec le numérique. Notamment pour des questions d’accessibilité à la justice. Pour un citoyen de Thompson par exemple, avant, il devait envoyer ses documents physiques au greffe. Avec le numérique, il peut le faire de chez lui et les documents sont reçus instantanément.

De nombreuses communautés ont un accès limité à la justice…

Oui, et la numérisation est un exemple de solution pour les Premières Nations et les petits villages éloignés. Pour certains dossiers pour lesquels les gens n’ont pas besoin de se rendre en cour, ça peut être une bonne façon de régler le problème.

Je connais bien les communautés au nord du Manitoba. Quand j’étais juge à la Division de la famille, je partais souvent en circuit. J’allais à Thompson, Le Pas, Flin Flon, alors je connais les défis pour les communautés autochtones du Nord et j’en suis consciente.

Il faut se rendre disponible, et je pense que l’on peut faire certaines choses en virtuel. Des audiences par zoom si nécessaire. Ce serait une bonne façon d’améliorer l’accessibilité à la justice pour ces communautés éloignées. Ça a fonctionné à la Cour d’appel fédérale. Même la Cour suprême utilise Zoom.

L’accessibilité, c’est l’un des enjeux juridiques auxquels les Manitobains sont confrontés. Y en a-t-il d’autres?

S’assurer que les citoyens puissent avoir des dates d’audience assez rapides, mais aussi du bon fonctionnement de la cour, de pouvoir les entendre et sortir les motifs dans des délais raisonnables.

Je sais que mes collègues ici ont passé un moment difficile, car ça faisait quand même depuis octobre dernier que le juge Richard Chartier avait pris sa retraite, suivi par un autre juge et deux autres devenus surnuméraires. Donc en tout, quatre places étaient devenues vacantes.

Comme c’est une petite cour de huit juges, la charge de travail a beaucoup augmenté et ils ont su continuer. Alors ce ne sont pas des enjeux juridiques à proprement parler, mais c’est une réalité : pour bien fonctionner, il faut des juges, du personnel et des ressources.

Puisqu’on parle de ressources humaines j’aimerais en profiter pour parler un peu de francophonie : vous êtes fille d’immigrant français, vous avez également présidé la SFM bénévolement (2001 à 2003). Aujourd’hui on a du mal à recruter des juges bilingues qui parlent français, est-ce que vous anticipez des actions pour remédier à ce manque-là?

Il faut encourager les avocats bilingues à faire demande pour devenir juges. Ça me ferait plaisir d’assister à une rencontre de l’Association des juristes d’expression française du Manitoba pour encourager ce message-là, même si je crois que le message est déjà passé. Monsieur Chartier avait la même réflexion.

J’ai beaucoup à cœur le fait français, et s’il y a des juges bilingues dans d’autres cours qui souhaitent faire demande à la Cour d’appel, c’est une bonne chose aussi. Mais je pense qu’il faut commencer avec les avocats bilingues et les encourager à faire demande pour devenir juges.

(1) Entrevue réalisée le mercredi 7 juin 2023.

(2) Les Motifs sont les décisions de la Cour.